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dont je n’oserais détailler les excès, jusqu’au moment où, sa nouvelle fantaisie s’évanouissant tout à coup, il sentait renaître sa tendresse pour sa femme « Alors il était ému de ses peines, remplaçait ses injures par des caresses qui n’avaient guère plus de mesure que ses violences, et comme elle était douce et mobile, elle rentrait dans sa sécurité.

Mais, tant que durait l’orage, je me trouvais, moi, très embarrassée souvent des étranges confidences qu’il me fallait recevoir, et même des démarches auxquelles il me fallait prendre part. Je me rappelle entre autres ce qui m’arriva un soir et la frayeur un peu ridicule que j’éprouvai, dont j’ai depuis ri à part moi.

C’était durant cet hiver. Bonaparte avait encore l’habitude de venir tous les soirs partager le lit de sa femme ; elle avait eu l’adresse de lui persuader que sa sûreté personnelle était intéressée à cette intimité. « Elle avait, disait-elle, un sommeil fort léger, et s’il arrivait qu’on essayât de tenter quelque entreprise nocturne sur lui, elle serait là pour appeler à l’instant le secours dont il aurait besoin. » Le soir, elle ne se retirait guère que lorsqu’on l’avertissait que Bonaparte était couché. Mais lorsqu’il fut pris de cette fantaisie pour Mlle Georges, il la fit venir assez tard, quand l’heure de son travail était passée, et ne descendit plus ces jours-là que fort avant dans la nuit. Un soir, Mme Bonaparte, plus pressée que de coutume par sa jalouse inquiétude, m’avait gardée près d’elle et m’entretenait vivement de ses chagrins. Il était une heure du matin ; nous étions seules dans son salon, le plus profond silence régnait aux Tuileries. Tout à coup elle se lève : « Je n’y peux plus tenir, me dit-elle ; Mlle Georges est sûrement là-haut, je veux les surprendre. » — Passablement troublée de cette résolution subite, je fis ce que je pus pour l’en détourner, et je ne pus en venir à bout. « Suivez-moi, me dit-elle, nous monterons ensemble. » Alors je lui représentais qu’un pareil espionnage, étant même sans convenance de sa part, serait intolérable de la mienne, et qu’en cas de la découverte qu’elle prétendait faire, je serais sûrement de trop à la scène qui s’ensuivrait. — Elle ne voulut entendre à rien ; elle me reprocha de l’abandonner dans ses peines, et elle me pressa si vivement que malgré ma répugnance je cédai à sa volonté, me disant d’ailleurs intérieurement que notre course n’aboutirait à rien, et que sans doute les précautions étaient prises au premier étage contre toute surprise.

Nous voilà donc marchant silencieusement l’une et l’autre, Mme Bonaparte, la première, animée à l’excès, moi derrière, montant lentement un escalier dérobé qui conduisait chez Bonaparte, et très honteuse du rôle qu’on me faisait jouer. Au milieu de notre course,