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tort ; mais, si on le laissait s’y livrer en paix sans lui en faire la moindre plainte, peu à peu on le verrait s’abandonner aux passions les plus honteuses. N’avait-il pas séduit ses sœurs, les unes après les autres ? Ne se croyait-il pas placé dans le monde de manière à satisfaire toutes ses fantaisies ? Et puis, sa famille ne profiterait-elle pas de ses faiblesses pour l’habituer peu à peu à changer la vie intime et conjugale qu’il menait encore, et l’éloigner de toute relation avec sa femme ? Et à la suite d’une pareille intrigue elle voyait toujours suspendu sur sa tête ce redoutable divorce dont il avait déjà été quelquefois question. — C’est un grand malheur pour moi, ajoutait-elle, que je n’aie pas donné un fils à Bonaparte. Ce sera toujours un moyen dont la haine s’emparera pour troubler mon repos. — Mais, madame, lui disais-je, il me semble que l’enfant de madame votre fille répare fort ce malheur ; le premier consul l’aime, et peut-être finira par l’adopter. — Hélas ! répondit-elle, ce serait là l’objet de mes souhaits ; mais le caractère jaloux et ombrageux de Louis Bonaparte s’y opposera toujours. Sa famille lui a malignement fait part des bruits outrageans qui ont été répandus sur la conduite de ma fille et sur la naissance de son fils. La haine donne cet enfant à Bonaparte, et cela suffit pour que Louis ne consente jamais à aucun arrangement relatif à lui. Vous voyez comme il se tient à l’écart, et comme ma fille est obligée de veiller sur la moindre de ses actions. D’ailleurs, indépendamment des hautes considérations qui m’engagent à ne point souffrir les écarts de Bonaparte, ses infidélités sont toujours pour moi le signal de mille contrariétés qu’il me faut supporter. »

Et en effet, j’ai toujours remarqué que, dès que le premier consul s’occupait d’une autre femme, soit que le despotisme de son caractère lui fît trouver étrange que sa femme même ne se soumît point à approuver cet usage de l’indépendance en toutes choses qu’il voulait conserver exclusivement pour lui, soit que la nature lui eût accordé une si faible portion d’affections aimantes qu’elles étaient toutes absorbées par la personne instantanément préférée, et qu’il ne lui restât pas la plus légère bienveillance à répartir sur toute autre, il était dur, violent, sans pitié pour sa femme, dès qu’il avait une maîtresse. Il ne tardait pas à le lui apprendre et à lui montrer une surprise presque sauvage de ce qu’elle n’approuvait pas qu’il se livrât à des distractions qu’il démontrait, pour ainsi dire mathématiquement, lui être permises et nécessaires. « Je ne suis pas un homme comme un autre, disait-il, et les lois de morale ou de convenance ne peuvent être faites pour moi. » — De pareilles déclarations excitaient le mécontentement, les pleurs, les plaintes de Mme Bonaparte. Son époux y répondait quelquefois par des violences