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actrice du Théâtre-Français vint troubler Mme Bonaparte, et donner lieu à des scènes assez vives.

Deux actrices remarquables (Mlles Duchesnois et Georges) avaient débuté en même temps à peu près dans la tragédie. L’une fort laide, mais distinguée par un talent qui lui conquit bien des suffrages ; l’autre médiocre, mais d’une extrême beauté[1]. Le public de Paris s’échauffa pour l’une ou pour l’autre, mais en général le succès du talent l’emporta sur celui de la beauté. Bonaparte au contraire fut séduit par la dernière, et Mme Bonaparte apprit assez vite par le secret espionnage de ses valets que Mlle Georges avait été durant quelques soirées introduite secrètement dans un petit appartement écarté du château. Cette découverte lui inspira une vive inquiétude ; elle m’en fit part avec une émotion extrême, et commença à répandre beaucoup de larmes qui me parurent plus abondantes que cette occasion passagère ne le méritait. Je crus devoir lui représenter que la douceur et la patience me semblaient le seul remède à un chagrin que le temps ne manquerait pas de dissiper, et ce fut dans les entretiens que nous eûmes à cette occasion qu’elle commença à me donner sur son époux des notions qui m’étaient encore tout à fait inconnues. Le mécontentement qu’elle éprouvait me fit penser cependant qu’il y avait quelque exagération dans l’amertume de ses plaintes. A l’entendre, « il n’avait aucun principe de morale, il dissimulait alors le vice de ses penchans, parce qu’il craignait qu’ils ne lui fissent

  1. Voici quel souvenir mon père avait gardé de la rivalité et du talent de ces deux actrices célèbres : « La liaison de l’empereur avec Mlle Georges fit quelque bruit. La société, j’en ai moi-même souvenir, était très animée sur cette controverse touchant le mérite respectif des deux tragédiennes. On se disputait vivement après chaque représentation de l’une ou de l’autre. Les connaisseurs, et en général les salons, étaient pour Mlle Duchesnois. Elle avait cependant assez peu de talent, et jouait sans intelligence. Mais elle avait de la passion, de la sensibilité, une voix touchante qui faisait pleurer. C’est, je crois, pour elle qu’a été inventée cette expression de théâtre : avoir des larmes dans la voix. Ma mère et ma tante (Mme de Nansouty) étaient fort prononcées pour Mlle Duchesnois, au point de rompre des lances contre mon père lui-même qui était obligé administrativement à l’impartialité. Ce sont ces discussions sur l’art dramatique, entretenues par la facilité que les fonctions de mon père nous donnaient de suivre tous les événemens du monde théâtral, qui éveillèrent de très bonne heure en moi un certain goût, un certain esprit de littérature et de conversation, qui n’étaient guère de mon âge. On me mena, très jeune, à la tragédie, et j’ai vu presque dans leurs débuts ces deux Melpomènes. On disait que l’une était si bonne qu’elle en était belle, l’autre si belle qu’elle en était bonne. Cette dernière, très jeune alors, se fiant à l’empire de ses charmes, travaillait peu, et un organe peu flexible, une certaine lourdeur dans la prononciation, ne lui permettaient pas d’arriver facilement aux effets d’une diction savante. Je crois cependant qu’elle avait au fond plus d’esprit que sa rivale, et qu’en prodiguant son talent à des genres dramatiques bien divers, elle l’a tout à la fois compromis et développé, et elle a mérité une partie de la réputation qu’on a essayé de lui faire dans sa vieillesse. » (P. R.)