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importante qui méritait, disait-on, l’approbation générale. Les tribunes des trois corps de l’état retentirent à cette occasion de l’éloge de Bonaparte. M. Marcorelle, député du corps législatif, fit une motion, le 24 mars, trois jours après la mort du duc d’Enghien, qui fut accueillie avec acclamations. Il proposa que le buste du premier consul décorât la salle des séances. « Qu’un acte éclatant de notre amour, dit-il, annonce à l’Europe que celui qu’ont menacé les poignards de quelques vils assassins est l’objet de notre affection et de notre admiration. » De nombreux applaudissemens répondirent à ces paroles.

Peu de jours après, Fourcroy, conseiller d’état, vint porter la parole au nom du gouvernement pour clore la session. Il parla des princes de la maison de Bourbon en les appelant « les membres de cette famille dénaturée qui aurait voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle, » et il ajouta qu’il fallait les menacer de mort, s’ils voulaient souiller de leur présence le sol de la patrie.

Cependant l’instruction du grand procès se continuait avec soin ; chaque jour on arrêtait des chouans, soit en Bretagne, soit à Paris, qui se rattachaient à cette conspiration, et l’on avait déjà interrogé plusieurs fois Georges ; Pichegru et Moreau. Les deux premiers, disait-on, répondaient avec fermeté. Le dernier paraissait abattu ; il ne sortait rien de net de ces interrogatoires.

Un matin, on trouva le général Pichegru étranglé dans sa prison. Cet événement fit un grand bruit. On ne manqua pas de l’attribuer au désir de se défaire d’un ennemi redoutable. La détermination de son caractère, disait-on, l’aurait porté au moment où la procédure fût devenue publique à des paroles animées qui auraient produit un effet fâcheux. Il eût peut-être excité un parti en sa faveur ; il eût déchargé Moreau, dont il était déjà si difficile de prouver juridiquement la culpabilité. Voilà quels motifs on donnait à cet assassinat. D’un autre côté, les partisans de Bonaparte disaient : Personne ne doute que Pichegru ne fût venu à Paris pour y exciter un soulèvement ; lui-même ne le nie pas, ses aveux auraient convaincu les incrédules ; son absence, lors des interrogatoires, nuira à la clarté qu’il serait à désirer qui fût répandue sur tout ce procès.

Une fois, plusieurs années après, je demandais à M. de Talleyrand ce qu’il pensait de la mort de Pichegru : « Qu’elle est arrivée, me dit-il, bien subitement et bien à point. » Mais à cette époque M. de Talleyrand était brouillé avec Bonaparte et ne négligeait aucune occasion de lancer sur lui toute espèce d’accusation. Je suis donc bien loin de rien affirmer par rapport à cet événement. On n’en parla point à Saint-Cloud, et chacun s’abstint de l’ombre d’une réflexion.