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jour d’être assez embarrassée. Pleurez avec nous, mais songez que le souvenir de certaines paroles prononcées dans le moment où l’on est si fortement animé complique souvent par la suite quelques-unes de nos actions. Aujourd’hui j’ai devant vous des apparences de modération qui vous irritent, et peut-être que mes impressions dureront plus que les vôtres. »

En effet, quelques mois après, Mme de *** était dame d’honneur de sa cousine, devenue impératrice.

Hume dit quelque part que Cromwell, ayant établi autour de lui comme un simulacre de royauté, se vit promptement aborder par cette classe de grands seigneurs qui se croient obligés d’habiter les palais dès qu’on en rouvre les portes, et de même le premier consul, en prenant les titres du pouvoir qu’il exerçait réellement, offrit à la conscience des anciens nobles une justification que la vanité saisit toujours avec empressement ; car le moyen de résister à la tentation de se replacer dans le rang que l’on se sent fait pour occuper ? Ma comparaison sera bien triviale, mais je la crois juste. Il y a dans le caractère des grands seigneurs quelque chose du chat qui demeure attaché à la même maison, quel que soit le propriétaire qui vient l’habiter. Enfin Bonaparte, couvert du sang du duc d’Enghien, mais devenu empereur, obtint de la noblesse française ce qu’il eût en vain demandé tant qu’il fut consul, et, quand plus tard il soutenait à l’un de ses ministres que ce meurtre était un crime et point une faute, « car, ajoutait-il, les conséquences que j’ai prévues sont toutes arrivées, » peut-être en ce sens avait-il raison.

Et pourtant, en regardant les choses d’un peu plus haut, les conséquences de cette action ont été plus étendues qu’il ne l’a cru. Sans doute il a réussi à amortir la vivacité de certaines opinions, parce qu’une foule de gens renoncent à sentir là où il n’y a plus à espérer ; mais, comme disait M. de Rémusat, il fallait qu’à la suite de l’odieux que son crime répandit sur lui, il nous détournât de ce souvenir par une suite de faits extraordinaires qui imposèrent silence à tous les souvenirs, et surtout il contracta avec nous l’obligation d’un succès constant ; car le succès seul pouvait le justifier. Et si nous voulons regarder dans quelle route tortueuse et difficile il fut forcé de se jeter depuis lors, nous conclurons qu’une noble et pure politique, qui a pour base la prospérité de l’humanité et l’exercice de ses droits, est encore, est toujours la voie la plus commode à suivre pour un souverain.

Bonaparte a réussi, par la mort du duc d’Enghien, à compromettre, nous d’abord, plus tard la noblesse française, enfin la nation entière et toute l’Europe. On s’est lié à son sort, il est vrai ; c’était un grand point pour lui, mais en nous flétrissant, il perdait ses droits au dévoûment qu’il eût réclamé en vain dans ses