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Je ne pus m’empêcher de lever la tête et de le regarder ; il sourit et continua. En vérité, je crus dans ce moment qu’il était possible qu’il eût trompé et sa femme et tout le monde, et qu’il préparât une grande scène de clémence. Cette idée, à laquelle je m’attachai fortement, me donna du calme ; mon imagination était bien jeune alors, et d’ailleurs j’avais un tel besoin d’espérer ! — « Vous aimez les vers ? » me dit Bonaparte ; j’avais bien envie de répondre : « Surtout quand ils font application ; » je n’osai jamais[1].

Nous continuâmes notre partie, et de plus en plus je me confiai à sa gaîté. Nous jouions encore lorsque le bruit d’une voiture se fit entendre : on annonça le général Hullin ; Bonaparte repoussa la table fortement, se leva, et, entrant dans la galerie voisine du salon, il demeura le reste de la soirée avec Murat, Hullin et Savary. Il ne reparut plus, et cependant moi, je rentrai chez moi plus tranquille. Je ne pouvais me persuader que Bonaparte ne fût pas ému de la pensée d’avoir dans les mains une telle victime. Je souhaitais que le prince demandât à le voir ; et c’est ce qu’il fit en effet, en répétant ces paroles : « Si le premier consul consentait à me voir, il me rendrait justice, et comprendrait que j’ai fait mon devoir. » Peut-être, me disais-je, il ira lui-même à Vincennes, il accordera un éclatant pardon. A quoi bon sans cela rappeler les vers de Gusman ?

La nuit, cette terrible nuit, se passa. Le matin, de bonne heure, je descendis au salon. J’y trouvai Savary seul, excessivement pâle, et, je lui dois cette justice, avec un visage décomposé. Ses lèvres tremblaient en me parlant, et cependant il ne m’adressait que des mots insignifians. Je ne l’interrogeai point. Les questions ont toujours été paroles inutiles à des personnages de ce genre. Ils disent, sans qu’on leur demande, ce qu’ils veulent dire, et ne répondent jamais.

Mme Bonaparte entra dans le salon ; elle me regarda tristement, et s’assit en disant à Savary : « Eh bien, c’est donc fait ? — Oui, madame, reprit-il. Il est mort ce matin, et, je suis forcé d’en convenir, avec un beau courage. » Je demeurai atterrée.

Mme Bonaparte demanda des détails ; ils ont été sus depuis. On avait conduit le prince dans un des fossés du château ; quand on

  1. Le lendemain du jour où j’écrivais ceci, on me prêta précisément un livre qui a paru cette année et qui s’appelle Mémoires secrets sur la vie de Lucien Bonaparte. Cet ouvrage a pu être fait par quelque secrétaire de Lucien. Il renferme quelques faits qui manquent de vérité. Il y a quelques notes à la fin, ajoutées par une personne digne de foi, dit-on. Je suis tombée sur celle-ci, qui m’a paru curieuse : « Lucien apprit la mort du duc d’Enghien par le général Hullin, parent de Mme Jouberthon, et qui arriva chez elle quelques heures après avec la contenance d’un homme désespéré. On avait assuré le conseil militaire que le premier consul ne voulait que constater son pouvoir, et devait faire grâce au prince ; on avait même cité à quelques membres ces vers d’Alzire ; Des dieux que nous servons connais la différence, etc. »