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tous les points : « Les femmes devaient demeurer étrangères à ces sortes d’affaires ; sa politique demandait ce coup d’état ; il acquérait par là le droit de se rendre clément dans la suite ; il lui fallait choisir ou de cette action décisive, ou d’une longue suite de conspirations qu’il faudrait punir journellement. L’impunité encouragerait les partis, il serait donc obligé de persécuter, d’exiler, de condamner sans cesse, de revenir sur ce qu’il avait fait pour les émigrés, de se mettre dans les mains des jacobins. Les royalistes l’avaient déjà plus d’une fois compromis à l’égard des révolutionnaires. Cette action-ci le dégageait vis-à-vis de tout le monde. D’ailleurs le duc d’Enghien, après tout, entrait dans la conspiration de Georges, il venait apporter le trouble en France, il servait la vengeance des Anglais ; puis, sa réputation militaire pouvait peut-être à l’avenir agiter l’armée, lui mort, nos soldats auraient tout à fait rompu avec les Bourbons. En politique, une mort qui devait donner du repos n’était point un crime, les ordres étaient donnés, il n’y avait plus à reculer. »

Dans cet entretien, Mme Bonaparte apprit à son mari qu’il allait aggraver l’odieux de cette action par la circonstance d’avoir choisi M. de Caulaincourt, dont les parens avaient été autrefois attachés à la maison de Condé. — « Je ne le savais point, répondit Bonaparte ; et puis qu’importe ? Si Caulaincourt est compromis, il n’y a pas grand mal, il ne m’en servira que mieux. Le parti opposé lui pardonnera désormais d’être gentilhomme. » Il ajouta au reste que M. de Caulaincourt n’était instruit que d’une partie de son plan, et qu’il pensait que le duc d’Enghien allait demeurer ici en prison.

Le courage me manqua à toutes ces paroles ; j’avais de l’amitié pour M. de Caulaincourt, je souffrais horriblement de tout ce que j’apprenais. Il me semblait qu’il aurait dû refuser la mission dont on l’avait chargé.

La journée entière se passa tristement ; je me rappelle que M, ne Bonaparte, qui aimait beaucoup les arbres et les fleurs, s’occupa dans la matinée de faire transporter un cyprès dans une partie de son jardin nouvellement dessinée. Elle-même jeta quelques pelletées de terre sur l’arbre afin de pouvoir dire qu’elle l’avait planté de ses mains. « Mon Dieu, madame, lui dis-je en la regardant faire, c’est bien l’arbre qui convient à une pareille journée. » Depuis ce temps je n’ai jamais passé devant ce cyprès sans éprouver un serrement de cœur.

Ma profonde émotion troublait Mme Bonaparte. Légère et mobile, d’ailleurs très confiante dans la supériorité des vues de Bonaparte, elle craignait à l’excès les impressions pénibles et prolongées ; elle en éprouvait de vives, mais elles étaient infiniment passagères. Convaincue que la mort du duc d’Enghien était