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devant ses propres yeux l’éventail bariolé des choses, plus elle croît avoir le sentiment de son opposition aux choses mêmes qu’elle contemple ; après s’être dispensée dans les objets, elle semble se concentrer en elle-même comme sujet. — Assurément ; mais en ayant conscience de ce qui caractérise notre moi, de ce qui l’empêche d’être une forme abstraite et commune à tous les êtres pensant, en un mot de ce qui fait notre personnalité, avons-nous conscience d’autre chose que d’une constitution subjective résultant de relations infiniment complexes entre les éléments de notre organisme ? Récemment encore, les docteurs Azam et Bouchut ont observé des cas dans lesquels une même personne vit alternativement de deux vies, l’une normale, l’autre anormale ; le passage de la première vie à la seconde a lieu par une crise de sommeil, après laquelle la personne se réveille tout autre qu’auparavant, avec des modifications dans le caractère et surtout dans le souvenir. Pendant une des deux périodes, elle est d’un caractère gai ; pendant l’autre, elle est d’un caractère triste ; tantôt elle sait coudre, tantôt elle ne le sait plus. Pendant l’une des deux vies, elle ne se souvient que des événement qui ont rempli cette période ; pendant l’autre, elle se souvient à la fois de sa double histoire. Chez une de ces personnes qui vit encore, Félida de Bordeaux, la période anormale est peu à peu devenue la plus fréquente, et l’autre vie n’est revenue que par courts accès ; bientôt cette dernière aura disparu pour faire place à l’autre, et l’existence exceptionnelle sera ainsi devenue l’existence régulière. On dirait deux personnes, deux moi, ou tout au moins deux caractères substitués l’un à l’autre. Le cerveau est en ce cas comme ces boîtes à musique où il suffit de tourner un ressort pour qu’un air succède à un air tout différent. Ajoutons que cette même personne, quand elle est dans l’une quelconque de ces deux périodes, soutient qu’elle possède alors parfaitement toute sa raison, et que c’est la vie ou elle se trouve actuellement qui est la vraie. On peut sans doute supposer toujours un moi commun qui embrasse les deux caractères différents ; mais ce moi commun s’explique suffisamment par le fait que la personne à un seul cerveau, qui doit en définitive produire une centralisation finale. On a observé récemment deux jeunes filles soudées l’une à l’autre par la hanche, comme les frères siamois ; chacune sent le mal qu’on fait aux jambes de l’autre, mais ne sent pas le mal qu’on fait au bras ou à l’épaule de l’autre, qui se trouvent au-dessus de la soudure. Supposez les deux sœurs unies par le haut du dos, elles sentiront les bras l’une de l’autre ; supposez-les unies par la tête, la fusion sera plus complète, et si vous soudiez les deux cerveaux, si vous les rapprochiez suffisamment, l’induction fait croire que vous finiriez par fondre les deux moi en une seule conscience.