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gouvernement. Elles s’épiaient les unes les autres, se dénonçaient réciproquement, cherchaient à se rendre nécessaires, et l’entouraient incessamment de soupçons. Depuis l’événement de la machine infernale, dont M. de Talleyrand avait profité pour faire déplacer Fouché, la police avait été remise aux mains du grand juge Régnier. Bonaparte pensait qu’il se donnerait une apparence de libéralisme et de modération en supprimant ce ministère de la police, invention toute révolutionnaire. Il s’en repentit bientôt et le remplaça d’abord par une multitude d’espionnages qu’il garda même encore après avoir réintégré Fouché. Son préfet de police, Murat, Duroc, Savary, qui alors commandait la gendarmerie d’élite, Maret, qui avait aussi une police secrète à la tête de laquelle était M. de Sémonville, et d’autres que j’ignore, étaient devenus comme la monnaie du ministère détruit. Et Fouché lui-même, possédant parfaitement l’art de se rendre nécessaire, ne tarda pas à rentrer secrètement dans la faveur du premier consul, et parvint à se faire nommer une seconde fois. Le procès du général Moreau, qui fut si maladroitement conduit, le servit fort pour cela, comme on le verra dans la suite.

Dès ce temps, Cambacérès et Lebrun, second et troisième consuls, avaient très peu de part à l’administration du gouvernement. Le dernier, déjà âgé, n’inquiétait Bonaparte en aucune manière. L’autre, magistrat distingué, fort remarquable dans toutes les questions du ressort du conseil d’état, ne se mêlait que des discussions de certaines lois. Bonaparte tirait parti de ses connaissances et se fiait avec raison, pour diminuer son importance, sur les ridicules que lui donnait sa minutieuse vanité. En effet, Cambacérès, charmé des distinctions qui lui étaient accordées, en jouissait avec une puérilité qu’on flattait tout en s’en moquant. Sa faiblesse d’amour-propre sur quelques points a fait souvent une partie de sa sûreté.

Au temps dont je parle, M. de Talleyrand était dans un fort grand crédit. Toutes les questions de haute politique lui passaient par les mains. Non-seulement il réglait les affaires étrangères et déterminait, principalement à cette époque, les nouvelles constitutions d’état qu’ordonnait à l’Allemagne, sorte de travail qui a jeté les fondemens de son immense fortune, mais encore il avait journellement de longs entretiens avec Bonaparte, et le poussait à toutes les mesures qui pouvaient fonder sa puissance sur des bases réparatrices. Dès ce temps, je suis sûre qu’il était souvent question entre eux des mesures à prendre pour rétablir le gouvernement monarchique. M. de Talleyrand a toujours eu la conviction intime que lui seul convenait à la France. D’ailleurs il y devait retrouver les habitudes, de sa vie, et s’y replacer sur un terrain qui lui était