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par la pensée ces sortes de points de contact entre les consciences, que n’empêche pas la distance dans l’espace, ces idées communes, ces communes aspirations, ces communes volontés, vous aurez l’équivalent des vibrations similaires et des perceptions similaires dont les cellules nerveuses sont le siège et qui font retentir dans chaque partie le malaise ou le bien-être du tout. Aussi avons-nous poussé la ressemblance des sociétés et des organismes plus loin que M. Spencer lui-même, qui ne retrouve point dans les sociétés l’analogue du système nerveux. Il nous a semblé au contraire que tous les cerveaux des citoyens d’une nation forment la masse nerveuse de cette nation.

Mais, si on trouve ainsi dispersée dans toutes les parties du corps social la conscience du tout qu’elles forment, faut-il individualiser et personnifier le tout lui-même en attribuant à la société une conscience de soi, analogue à la conscience centrale que l’individu a de sa propre individualité ? En d’autres termes, pour formuler exactement ce problème profond et difficile, la conscience que les citoyens ont de la société peut-elle être prise pour une conscience collective que la société aurait d’elle-même, auquel cas il faudrait dire que la société a un moi, au moins virtuel ?

C’est à cette dernière conclusion que semble aboutir le livre publié par M. Espinas sur les sociétés animales, et dont on peut tirer grand profit pour l’étude des sociétés humaines. M. Spencer s’était borné à dire que toute société est, physiologiquement, un être vivant ; M. Espinas va plus loin et dit : — « Une société est, il est vrai, un être vivant, mais qui se distingue des autres en ce qu’il est avant tout constitué par une conscience. Une société est une conscience vivante ou un organisme d’idées. » Une ruche, par exemple, outre qu’elle est au point de vue physiologique un animal collectif composé de plusieurs animaux, est encore au point de vue psychologique une conscience collective composée de plusieurs consciences. « Une fourmilière est à vrai dire une seule pensée en action, quoique diffuse, comme les diverses cellules et fibres d’un cerveau de mammifère. » Selon M. Espinas, il n’y a pas seulement, dans la fourmilière, un commun objet de pensée pour des consciences dont chacune demeurerait un sujet distinct ; non, de l’identité de l’objet pensé par les fourmis, M. Espinas paraît conclure que les fourmis forment un seul et même être pensant, une seule et même conscience. Il étend ensuite cette conception à toutes les sociétés d’animaux. Les plus élevées sont les peuplades de singes, et ces peuplades ont, selon lui, une conscience collective à laquelle tous participent. La preuve qu’il en donne, c’est la solidarité même des divers membres, laquelle suppose à ses yeux l’unité de conscience. u Nous trouvons, dit-il, chez les membres d’une