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nations. Le caractère des hypothèses antiscientifiques, comme celles de Schelling et de Hartmann, c’est d’expliquer les faits non par des faits et des lois, mais par des causes mystérieuses, invérifiables et en somme inutiles. Ainsi faisait la mythologie antique, qui attribuait les phénomènes de la nature à l’action de divinités. Les argumens par lesquels on veut prouver l’existence d’une âme des nations, d’un génie veillant sur les peuples, d’une force providentielle gouvernant les sociétés, seraient aussi valables pour prouver que notre globe et les autres sphères célestes sont dirigés dans leur course, selon la croyance du moyen âge, par des anges et des génies tutélaires, âme de la terre, âmes des planètes, âme du soleil. Les Allemands n’ont même pas renoncé à ces mythes, car ils parlent, comme on sait, de « l’âme de la terre, » du « génie de l’histoire, » de « l’esprit de l’humanité » et de « l’esprit du monde. » Qui empêche en effet, quand on a expliqué mécaniquement le mouvement d’un astre, d’admettre encore, pour rendre compte de cet ordre merveilleux et de la finalité qui semble s’y manifester, une « archée », une âme, une volonté inconsciente ? — Rien, sinon la parfaite inutilité d’une telle hypothèse. Les suppositions de ce genre ont pu avoir un semblant d’utilité quand les lois astronomiques n’étaient pas encore connues ; à mesure que ces lois ont été découvertes, le domaine des causes occultes a reculé, Après avoir supposé avec le paganisme autant de causes mystérieuses qu’il y avait de mondes, on s’est contenté avec le christianisme d’en supposer une seule pour le monde entier. Descartes, voulant expliquer la première impulsion donnée à cet univers, admettait encore la « chiquenaude divine ; » Newton ne l’admet plus que pour lancer les astres selon la tangente à leurs orbites, l’autre mouvement lui paraissant expliqué par la pesanteur ; enfin Laplace n’a plus besoin « de cette hypothèse. » Les métaphysiciens ont suivi une marche analogue à celle des savans, simplifiant de plus en plus et faisant de plus en plus l’économie de toutes les causes inutiles. A quoi bon, par exemple, un ange gardien extérieur et supérieur à chaque individu, pour veiller sur lui et le défendre contre le démon, si l’intelligence intérieure à chacun, si ses passions bonnes ou mauvaises, si son caractère, sa volonté et l’action du milieu suffisent à expliquer toutes ses déterminations et, qui plus est, toute sa destinée ? De même, à quoi bon une Providence transcendante et extérieure à l’univers, si une Providence immanente suffit ? De même encore, à quoi bon une Providence immanente, un dieu inconscient gouvernant le monde et la société humaine, si les actions des individus et leurs réactions mutuelles suffisent, avec la nature du milieu, pour tout expliquer ? Or elles suffisent ou suffiront un jour, quand notre science sera plus complète.