Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

permissent de franchir impunément la frontière, il alla trouver un écrivain illustre auquel il confia une partie de son secret. L’écrivain, se refusant à connaître le nom du coupable qu’il s’agissait de sauver, proposa au sauveur de le mettre en rapport, avec M. Thiers. L’offre fut acceptée, et l’on partit pour Versailles. L’écrivain, qui s’est fait un nom devant lequel toute porte doit s’ouvrir, fut immédiatement reçu par M. Thiers et lui expliqua le but de sa visite : « On aurait dû tous les fusiller, dit M. Thiers, c’était le plus simple, mais on a été maladroit ; on a tué des nigauds qui s’étaient mis dans la révolte sans savoir pourquoi, les chefs les ont plantés là et ont gagné au pied ; maintenant ils sont pour nous un grave inconvénient : les prisons regorgent ; les conseils de guerre sont encombrés, nous ne savons plus où mettre nos prisonniers. Je veux bien aider l’ami de votre ami ; qu’il aille se faire pendre ailleurs ; nous le condamnerons par contumace, de cette façon nous ne le reverrons jamais. J’arrangerai cela avec Barthélémy Saint-Hilaire, qui est le meilleur des hommes : amenez-moi votre ami. » L’ami attendait dans un salon voisin. En le voyant entrer, M. Thiers se mit à rire et lui dit : « Eh bien ! grand gamin, on a donc oublié de vous fusiller ? » L’écrivain se retira ; nous ignorons ce qui se passa entre « le grand gamin » et le président de la république, mais nous savons que le communard put sortir de France sans être inquiété. Bergeret lui-même ne me démentirait pas.

Celui dont je viens de parler ne fut pas le seul auquel on facilita le moyen d’obtenir une condamnation platonique. M. Thiers disait : « Puisqu’ils partent sans esprit de retour, il vaut mieux les laisser partir. » Quelques-uns des grands coupables contre lesquels l’opinion publique était le plus irritée se promenaient parfois impudemment dans Paris, comme si l’impunité leur eût été promise ou assurée. Le samedi 8 juillet 1871, passant rue Turbigo avec Amédée Achard, nous nous arrêtâmes stupéfaits l’un et l’autre en apercevant Félix Pyat paisiblement assis dans un fiacre. Celui-là ne quitta Paris que plusieurs mois après la défaite de la commune, et il a pu recommencer des ballades à « la petite balle, » semblables à -celle que Grômier, ancien zouave pontifical, futur membre du comité central, lut le 21 janvier 1870 à Saint-Mandé, au dessert du banquet commémoratif de la mort de Louis XVI, banquet annuel que ces gens-là nomment le banquet de la tête de veau. Non-seulement on ne les arrêtait pas avec trop de persistance, mais on prenait soin de signaler leur départ ; la dépêche suivante a existé : « N. s’est heureusement embarqué aujourd’hui pour Newhaven. »

En ces circonstances, M. Thiers a agi en homme d’état préoccupé d’enlever de lourds embarras au gouvernement qu’il