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et qu’on exigerait d’eux qu’ils corrigeassent cette rudesse de formes acquise sur les champs de bataille ; notre présence les inquiéta. De mon côté, quoique jeune, j’étais beaucoup plus formée que leurs femmes ; la plupart de mes compagnes, assez ignorantes du monde, craintives et silencieuses, ne se trouvaient qu’avec ennui ou crainte en présence du premier consul. Pour moi, comme je l’ai déjà dit, animée et vive aux impressions, facilement émue par la nouveauté, assez sensible aux plaisirs de l’esprit, attentive au spectacle que me donnaient tant de personnages inconnus, je plus assez facilement à mon nouveau souverain, parce que, ainsi que je l’ai dit ailleurs, je pris promptement plaisir à l’écouter. D’ailleurs Mme Bonaparte m’aimait comme la femme de son choix ; elle était flattée d’avoir conquis sur ma mère qu’elle estimait l’avantage d’attacher à elle une personne tenant à une famille considérée. Elle me témoignait de la confiance. Je lui vouai un tendre attachement. Bientôt elle me livra ses secrets intérieurs, que je reçus avec une complète discrétion. Quoique j’eusse pu être sa fille[1], souvent j’étais en état de lui donner de bons conseils, parce que l’habitude d’une vie solitaire et morale fait envisager de bonne heure le côté sérieux de la conduite. Nous fûmes aussitôt, mon mari et moi, dans une assez grande évidence qu’il fallut nous faire pardonner. Nous y parvînmes à peu près, en conservant des manières simples, en nous tenant dans la mesure de la politesse, et en évitant tout ce qui pouvait faire croire que nous voulussions faire de notre faveur du crédit.

M. de Rémusat vécut au milieu de cette cour hérissée avec simplicité et bonhomie ; pour moi, je fus assez heureuse pour me rendre promptement justice et ne point montrer les prétentions qui blessent le plus les femmes. La plupart de mes compagnes étaient plus belles que moi, quelques-unes très belles ; elles étalaient un grand luxe ; mon visage, que la jeunesse seule rendait agréable, la simplicité habituelle de ma toilette, les avertirent qu’elles l’emporteraient sur moi de plusieurs côtés, et bientôt il sembla que nous eussions fait tacitement cette sorte de pacte, qu’elles charmeraient les yeux du premier consul quand nous serions en sa présence, et que moi je me chargerais du soin de plaire à son esprit, autant qu’il serait en moi. Et j’ai déjà dit que pour cela il ne s’agissait guère que de savoir l’écouter.

Il n’entre que bien peu d’idées politiques dans une tête de femme

  1. L’impératrice Joséphine est née à la Martinique en 1763. Elle avait épousé M. de Beauharnais en 1779 et s’était séparée de lui en 1783. Après la mort de son mari, elle épousa civilement le général Bonaparte le 9 mars 1796, et elle est morte le 29 mai 1814. Une faute d’impression et une transposition ont produit quelque confusion sur ces datés dans l’article précédent. (P. R.)