Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/49

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il vaut mieux courir le risque d’être froissé, ébranlé, même dans tout son être ! Il faut se résigner aux jugemens hasardés que les hommes lancent en passant. Quelle consolation dans ces paroles qu’on doit travailler à pouvoir se dire incessamment : « Si des erreurs entraînantes m’ont égaré, du moins mon propre intérêt ne m’a point séduit, et je n’ai voulu de la fortune que lorsqu’elle ne coûtait pas un soupir à mon pays. »

En commençant ces Mémoires, je passerai le plus succinctement qu’il me sera possible sur ce qui nous a été personnel jusqu’à notre introduction à la cour de Bonaparte. Après, il m’arrivera peut-être de revenir davantage sur mes impressions. On ne peut pas attendre d’une femme un récit de la vie politique de Bonaparte. S’il était mystérieux pour tout ce qui l’entourait, au point qu’on ignorait souvent dans le salon qui précédait le sien ce qu’on apprenait un peu en rentrant dans Paris, et ce qu’on eût mieux su encore en se transportant hors de France, à plus forte raison, moi, si jeune lorsque je fis mon entrée à Saint-Cloud, et pendant les premières années que j’y demeurai, n’ai-je pu saisir que des faits isolés, et à de longs intervalles. Je dirai du moins ce que j’ai vu ou cru voir, et ce ne sera pas ma faute si mes récits ne sont pas toujours aussi vrais que sincères.

J’avais vingt-deux ans lorsque je fus nommée dame du palais de Mme Bonaparte. Mariée depuis l’âge de seize ans, heureuse jusque-là par les jouissances d’une vie douce et pleine d’affections, les crises de la révolution, la mort de mon père tombé en 1794 sous la hache révolutionnaire, la perte de notre fortune, et les goûts d’une mère très distinguée, me tenaient loin du monde, que je ne connaissais guère et dont je n’avais nul besoin. Tirée tout à coup de cette paisible solitude pour être lancée sur le plus étrange théâtre, sans avoir placé entre eux l’intermédiaire de la société, je fus fortement frappée d’une si violente transition ; mon caractère s’est toujours ressenti de l’impression qu’il en reçut. Près d’un mari et d’une mère chèrement aimés, j’avais pris l’habitude de me livrer entièrement aux mouvemens de mon cœur, et plus tard, avec Bonaparte je me suis accoutumée à ne m’intéresser qu’à ce qui me remuait fortement. Toute ma vie a été et demeurera constamment étrangère aux oisivetés de ce qu’on appelle le grand monde.

Ma mère m’avait élevée avec soin ; mon éducation s’acheva solidement avec un mari éclairé, instruit et plus âgé que moi de seize ans. J’étais naturellement sérieuse, ce qui s’allie toujours assez chez les femmes avec une certaine disposition à se passionner un peu. Aussi, dans les premiers temps de mon séjour auprès de Mme Bonaparte et de son époux ne manquais-je pas de m’animer sur les sentimens que je croyais leur devoir. D’après ce qu’on sait d’eux,