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qui depuis tantôt quarante ans agite et passionne l’esprit public en Russie, et, sauf de rares exceptions, il n’est pas d’homme éclairé qui n’admette de grandes imperfections dans le régime du mir, tout en le défendant en principe.

Il ne s’agit donc pas de proclamer la vertu absolue de la commune au sein d’une population émancipée d’hier, ni d’offrir comme une panacée sociale aux autres pays un remède qui, dit l’auteur, « n’est qu’une recette villageoise tout au plus bonne pour les campagnes. »

En Russie, les campagnes, c’est le pays ; les villages, ce sont les neuf dixièmes de la population, et les remèdes qui n’agissent plus sur les natures délicates et blasées des classes urbaines peuvent encore être appliqués avec succès aux tempéramens robustes des villageois.

Voilà donc une première accusation dont je voudrais me disculper ; loin de recommander aux autres notre institution communale, je ne la crois possible que dans un pays très vaste et pourvu pour des siècles de terres vagues et libres ; loin d’en dissimuler les imperfections, je me suis attaché à prouver l’exagération du culte fanatique que certains écrivains lui vouent, et je pense avoir été le premier à révéler un fait qui passait inaperçu malgré son importance, — le fait que le prolétariat se glissait dans nos villages, atteignant déjà dans plusieurs communes une proportion de 8 à 10 pour 100 des paysans propriétaires.

Je n’en pense pas moins que le régime est bon et qu’il s’agit non pas de l’ébranler, mais de le corriger des défauts auxquels sont condamnées toutes les institutions humaines.

Je me permettrai encore de relever quelques reproches que je ne crois pas avoir mérités : ainsi l’éminent critique veut me mettre en contradiction avec moi-même en citant des passages de mon livre où je considère l’émigration européenne comme un signe de perturbation sociale, et d’autres où je recommande pour mon pays un large système de colonisation. Or je prétends qu’émigration et colonisation ne sont pas synonymes ; qu’il y a une grande différence entre le mouvement qui entraîne les prolétaires d’Europe à l’expatriation dans un monde tout à fait étranger et le passage du colon russe d’une province à l’autre où, en changeant de domicile, il ne change ni de patrie, ni de mœurs et coutumes.

Autre chose est de s’arracher pour toujours au lieu de sa naissance pour passer dans des climats et des pays inconnus, traversant les océans et les tropiques, ou d’émigrer de nos provinces du centre au Caucase ou à l’Oural en passant le Volga ou le Don. L’émigration européenne est toujours, quoi qu’on dise, un perte sèche des forces productives du pays, un déclassement d’autant plus sensible que l’émigré subit une révolution complète dans ses usages et ses habitudes. La colonisation, telle que nous l’entendons et la proposons, serait au contraire un profit certain pour la Russie, dont elle développerait la