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leur tins parole, et aussi depuis ce temps l’armée me suivrait au bout du monde.

« Je fis une belle campagne ; je devins un personnage pour l’Europe. D’un côté, à l’aide de mes ordres du jour, je soutenais le système révolutionnaire, de l’autre, je ménageais en secret les émigrés, je leur permettais de concevoir quelque espérance. Il est bien facile d’abuser ce parti-là, parce qu’il part toujours non de ce qui est, mais de ce qu’il voudrait qui fût. Je recevais des offres magnifiques dans le cas où je voudrais suivre l’exemple du général Monk. Le prétendant m’écrivit même dans son style hésitant et fleuri. Je conquis mieux le pape en évitant d’aller à Rome que ai j’eusse incendié sa capitale. Enfin je devins important et redoutable, et le directoire que j’inquiétais ne pouvait cependant motiver aucun acte d’accusation. On m’a reproché d’avoir favorisé le 18 fructidor ; c’est comme si on me reprochait d’avoir soutenu la révolution. Il fallait en tirer parti de cette révolution, et mettre à profit le sang qu’elle avait fait couler. Quoi ! consentir à se livrer, sans condition, aux princes de la maison de Bourbon, qui nous auraient jeté à la tête nos malheurs depuis leur départ, et imposé silence par le besoin que nous aurions montré de leur retour ; changer notre drapeau victorieux contre ce drapeau blanc, qui n’avait pas craint de se confondre avec les étendards ennemis ; et moi, enfin, me contenter de quelques millions et de je ne sais quel duché ! Certes, ce n’est pas un rôle difficile que celui de Monk, il m’eût donné moins de peine que la campagne d’Égypte, et même que le 18 brumaire ; mais y a-t-il une expérience pour les princes qui n’ont jamais vu le champ de bataille ? À quoi le retour de Charles II a-t-il conduit les Anglais, si ce n’est à détrôner encore Jacques ? Il est certain que j’aurais bien su, s’il l’eût fallu, détrôner une seconde fois les Bourbons, et le meilleur conseil qu’il y aurait eu à leur donner eût été de se défaire de moi.

« Quand je revins en France, je trouvai les opinions plus amollies que jamais. À Paris, et Paris c’est la France, on ne sait jamais prendre intérêt aux choses, si l’on n’en prend aux personnes. Les usages d’une vieille monarchie vous ont habitués à tout personnifier. C’est une mauvaise manière d’être pour un peuple qui voudrait sérieusement la liberté ; mais vous ne savez guère vouloir rien sérieusement, si ce n’est peut-être l’égalité. Et encore on y renoncerait volontiers, si chacun pouvait se flatter d’être le premier. Être égaux en tant que tout le monde sera au-dessus, voilà le secret de toutes vos vanités ; il faut donc donner à tous l’espérance de s’élever. Le grand inconvénient pour les directeurs, c’est que personne ne se souciait d’eux, et qu’on commençait à se soucier