Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prêtres à hésiter entre lui et leurs devoirs. Mais à cette époque, quel moyen de succès lui donnait cette parole prononcée par toutes les bouches pieuses : « Il a rétabli la religion[1] ! »

Notre entrée à Bruxelles était magnifique ; de beaux et nombreux régimens attendaient le premier consul à la porte ; il monta à cheval ; Mme Bonaparte trouva une voiture superbe que la ville lui donnait ; la ville était fort décorée, le canon se faisait entendre, toutes les cloches étaient en mouvement, le nombreux clergé de chaque église en grande pompe sur les marches du temple ; une grande population, une foule d’étrangers, un temps admirable ! J’étais enchantée. Tout le temps que nous passâmes à Bruxelles fut marqué par des fêtes brillantes. Les ministres de France, le consul Lebrun, les envoyés des cours étrangères qui avaient des affaires à régler avec nous vinrent nous y joindre. Ce fut à Bruxelles que j’entendis M. de Talleyrand répondre d’une manière si adroite et si flatteuse à une question un peu subite de Bonaparte. Un soir, celui-ci lui demandait comment il avait fait sa grande fortune qui paraissait subite : « Rien de plus simple, répondit M. de Talleyrand, j’ai acheté des rentes le 17 brumaire et je les ai vendues le 19. »

Un dimanche il fut question d’aller à la cathédrale de Bruxelles. en grande cérémonie. Dès le matin, M. de Rémusat s’était transporté à l’église pour veiller à l’ordonnance de cette cérémonie. Il avait ordre secret de ne s’opposer à aucune des distinctions inventées par le clergé pour cette occasion. Cependant, comme on devait aller recevoir le premier consul avec le dais et la croix jusqu’aux grandes portes, quand il fut question de savoir si Mme Bonaparte partagerait cet honneur, Bonaparte n’osa pas la mettre dans cette évidence, et la fit placer dans une tribune avec le second consul. A midi, c’était l’heure convenue, le clergé quitte l’autel et va se ranger en dehors de son portail. Il attend l’arrivée du souverain, qui ne paraît point. On s’étonne, on s’inquiète, lorsque tout à coup, en se retournant, on s’aperçoit qu’il avait pénétré dans l’église et qu’il s’était placé sur le trône qu’on lui avait préparé. Les prêtres, surpris et troublés, regagnent le chœur pour commencer le service divin. Le fait est qu’au moment de se mettre en marche, Bonaparte avait appris que, dans une cérémonie pareille, Charles-Quint avait préféré entrer dans l’église de Sainte-Gudule par une petite porte latérale, qui depuis avait conservé son nom, et apparemment il eut la fantaisie de se servir du même passage, espérant peut-être qu’on l’appellerait désormais la porte de Charles-Quint et de Bonaparte.

  1. Bonaparte, sachant qu’il aurait affaire en Belgique à un peuple religieux, se fit accompagner dans ce voyage par le cardinal Caprara, qui lui fut extrêmement utile.