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kosaks de l’Iayk, noyau et force réelle de la révolte, étaient cantonnés au centre, dans le village même, gardant le quartier de leurs chefs et du faux tsar. Ces troupes privilégiées recevaient une haute paie, commandaient aux autres et maintenaient un aspect militaire au rassemblement. Entre les kosaks et les grand’gardes tatares était parquée la foule des paysans et des gens sans aveu qui ralliaient le camp. Aux premiers froids, ils creusèrent des trous dans le sol et vécurent terrés dans ces abris en véritables fauves. On estimait à trente mille têtes la canaille accourue à Berda après le premier mois du siège. Il n’en faudrait pas conclure que le rebelle avait trente mille soldats. Seuls les kosaks étaient régulièrement organisés et armés : les tribus tatares combattaient encore à cette époque avec la lance et l’arc ; mal aguerries à l’artillerie, elles ne tenaient pas devant le canon. Les paysans fugitifs, qui formaient la grande masse des nouvelles recrues, s’étaient équipés à l’arsenal pittoresque de toutes les insurrections ; qui une lance, qui une épée d’officier, qui un pistolet d’arçon ; d’aucuns arrivaient avec leurs faux, leurs pioches ; beaucoup se contentaient du gourdin de chêne ; la plupart n’avaient d’autres armes que les robustes poings du moujik russe. C’était l’armée décrite par notre vieux Froissart : « Aucunes gens des villes champestres sans chefs s’assemblèrent et s’en allèrent sans autres conseils et sans nulles armures, fors que des bastons ferrés et des coustiaux. » Tout ce monde était d’ailleurs moins curieux d’aller au feu que de participer à l’immense orgie en permanence dans le camp de Berda.

On imagine la monstrueuse licence qui régnait dans cette cohue. Comme dans toutes les basses séditions, le vin était le grand attrait du lieu et le grand instrument d’embauchage. Le coquin avisé qui trônait là savait le secret pour soulever les misérables : promettre la liberté et donner du vin, ce qui est plus facile. Il avait soigneusement pillé à la ronde les entrepôts de boissons du gouvernement, ceux des grandes fabriques déjà groupées dans la région minière de l’Oural ; jour et nuit les tonneaux de la couronne étaient en perce sur les places ; pour ravitailler le camp, des nuées de pillards, étendant chaque jour le cercle de leurs expéditions, dévalisaient les propriétés domaniales et seigneuriales des provinces avoisinantes, les cultures et les villes ouvertes. Les femmes et les filles des gentilshommes, des administrateurs, des officiers massacrés dans toute la contrée faisaient partie du butin : on se les disputait de retour au quartier. Les rixes et les meurtres ne se comptaient plus chaque matin : les Kalmouks employés à la voirie du camp enfouissaient sous la neige, dans le fossé, la récolte de cadavres de la nuit, ivrognes surpris par le froid, le typhus, le couteau ou la