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monde et de l’an 1879. Sous l’empire de ces circonstances économiques inclémentes, un point d’honneur très particulier s’est développé chez les rares prolétaires européens égarés dans l’Afrique australe. L’orgueil de race, qui se raidit en eux à leur en faire oublier les principes démocratiques qu’ils professent vraisemblablement, leur interdit de travailler aux mêmes gages que l’ouvrier noir et en sa compagnie. Si un ouvrier blanc se trouve réuni à des ouvriers noirs dans un même chantier ou un même atelier, il n’y restera qu’à la condition de les commander comme contre-maître ; si un domestique blanc se trouve avoir des camarades noirs, il faut que ceux-ci soient placés sous ses ordres, et qu’aux heures des repas ils gardent, comme il convient à des gens de leur sang inférieur, les bas-côtés de la table, tandis que lui, fils de parens aryens, en occupera le haut bout par droit de naissance. Même pressés par le besoin, les ouvriers d’origine européenne aiment mieux mendier qu’accepter les mêmes conditions que les noirs, et, chose plus curieuse encore, entre deux salaires, l’un misérable, mais qu’ils peuvent gagner en compagnie d’hommes à chevelure lisse et à face blême, l’autre élevé, mais qui les forcerait à subir un voisinage exécré, ils se résignent sans hésitation au premier. M. Trollope en rencontra deux de cette catégorie-là près de la petite ville de Georges, dans la colonie du Cap. C’étaient des ouvriers de chemins de fer sans travail, qui avaient accepté de faire une digue pour quelque fermier moyennant la faible rétribution d’un shilling et quelques deniers par jour, tandis que, dans le voisinage, des Hottentots gagnaient quatre shillings comme laveurs de laine et qu’il ne tenait qu’à eux d’en gagner autant en se joignant à leur bande. C’est là ce que les proverbes populaires appellent bouder contre son ventre et se jeter à l’eau de peur de se mouiller. On le voit, si le préjugé de la couleur n’existait pas, les ouvriers européens de l’Afrique australe l’auraient inventé, comme les paysans du Cap avaient réinventé l’esclavage sans exemple ni conseil d’aucune aristocratie.

Il est aisé de comprendre comment les délicatesses de ce point d’honneur sont tout profit pour l’indigène. Il n’y a pas un fermier de Natal qui soit assez désireux de maintenir la dignité de la race blanche pour donner à un valet de charrue trente shillings par mois alors qu’il peut avoir un Zoulou pour le gage plus modeste de cinq à dix shillings ; il n’y a pas un habitant du Cap qui consente de gaité de cœur à payer deux livres sterling et dix shillings par mois un domestique blanc, lorsqu’il peut avoir un excellent serviteur cafre pour une livre et huit shillings. Toute la grosse besogne des colonies, qui est en somme la plus indispensable, appartient donc aux indigènes ; ouvriers agricoles, terrassiers, charretiers, tondeurs et laveurs de laine, cochers, palefreniers, domestiques,