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peuvent envoyer cinq représentans au parlement colonial ; seulement ce qui est inoffensif avec une population de moins de cinquante mille âmes cesse de l’être avec une population qui se chiffre par plusieurs millions. Il s’agit donc désormais pour l’Angleterre de gouverner constitutionnellement ces hommes noirs, non comme sujets, mais comme citoyens, et de les amener à participer aux œuvres de cette civilisation où elle les a introduits sans réserves. L’entreprise est généreuse ; reste à savoir si elle est prudente, si les indigènes africains seront civilisés par le droit de citoyenneté comme on est fait chrétien par la grâce du baptême, si les institutions représentatives leur paraîtront un bienfait d’un tel prix qu’ils en oublieront toute haine contre les maîtres qui les en ont dotés.

Certes voilà une mesure qui a été inspirée par un libéralisme d’ample envergure ; il est fâcheux qu’en dépit de ce mérite, elle soit une réelle offense à la justice. Il nous semble que dans cette question le gouvernement anglais a agi, ou bien avec une candeur qu’il faut reconnaître, mais qu’on peut s’abstenir d’admirer, ou bien avec un sentiment d’hostile défiance envers ses sujets blancs, qui auraient quelque droit de se montrer mécontens. On peut craindre que le gouvernement anglais ne soit tombé dans la même faute où l’Union américaine est tombée après la guerre de sécession et à peu près pour les mêmes raisons. Lorsque l’Union américaine, après avoir triomphé du sud, investit les esclaves affranchis de droits politiques, elle fit une œuvre non de réparation, mais de vengeance, qui avait pour but de faire sentir aux vaincus la profondeur de leur défaite. De même l’Angleterre, en plaçant les indigènes sur le pied d’égalité avec les blancs, a fait œuvre de rancune et de représailles envers les colons récalcitrans plutôt qu’œuvre de pacification et d’humanité véritables. Elle a voulu faire comprendre à ses sujets blancs non-seulement qu’elle ne tolérerait sous son empire aucun préjugé de race et de couleur, mais qu’elle n’avait pas oublié les luttes qu’elle avait soutenues contre eux pour cette cause. C’est là sans doute la raison de sa conduite, car quelle autre peut-on trouver pour expliquer cet octroi gratuit de droits politiques à des hommes qui n’en demandaient pas, n’en connaissaient pas la signification et en ignorent encore aujourd’hui l’importance ? Une telle munificence n’était pas la conséquence nécessaire de la politique de protection que l’Angleterre avait toujours suivie à l’égard des indigènes africains. De ce qu’elle n’avait jamais permis qu’ils fussent maltraités et spoliés, il ne résultait pas qu’elle fût obligée de leur conférer des droits politiques, pas plus que la libération des esclaves de l’Union américaine n’entraînait logiquement le droit de citoyenneté.

On allègue comme justification de cette mesure plusieurs raisons