Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ans qui se déroule à travers les révolutions du siècle pour aller se clore par les simples et émouvantes funérailles d’Augerville ? Il n’a jamais eu le pouvoir, il est vrai, c’est-à-dire l’occasion de montrer ce qu’il aurait été dans l’action, dans le gouvernement de son pays. Peut-être ne l’a-t-il jamais désiré, peut-être au fond du cœur préférait-il rester tel que M. Jules Favre le dépeignait au jour de sa « cinquantaine » en disant : « La fortune, par une rare faveur, l’a toujours éloigné du pouvoir, et, depuis longtemps assis dans le camp des vaincus, il y a porté sa grande âme et son irrésistible puissance. »

Ce qui fait son originalité, c’est d’avoir été, en dehors des régions officielles et des disputes d’ambitions, un des premiers, si ce n’est le premier des parlementaires, un homme qui a régné par la parole et rien que par là parole. Ce qui a été son invariable honneur, c’est que pas un instant il n’a salué la force sous quelque apparence qu’elle se soit présentée à lui. Il n’a cru qu’au droit, à la loi, à la loyauté, à l’efficacité de la discussion entre des hommes libres. Jusqu’à la dernière heure de sa vie, sans doute, il est resté attaché à un principe, à la royauté traditionnelle : cette cause même, il l’a servie en toute indépendance, et si l’on cherche ce qu’il aurait pensé, ce qu’il aurait fait dans ces récentes épreuves, qu’il a eu la fortune de ne pas connaître, la réponse est bien simple, elle est tout indiquée par son passé, par ses inspirations familières. Il n’aurait pas renié, il l’avait dit depuis longtemps, un drapeau qui eût été peut-être plus sacré pour lui le jour où il l’aurait vu encore une fois teint du sang de la France. Il serait intervenu en politique qui ne se séparait ni de son siècle ni de sa nation, en homme qui écrivait dans l’intimité, peu avant sa mort : « Quelle que soit la forme de gouvernement qui triomphe en des jours d’orage, ce gouvernement ne pourra vivre qu’à la condition d’accepter, de consacrer les libertés publiques, de les pratiquer loyalement. Le régime constitutionnel sera la loi et la condition vitale de l’avenir… Si notre malheureuse France, fatiguée et menacée encore de tant de révolutions, ne doit pas se reposer enfin dans la vérité des libertés publiques, sous la grande garantie de la stabilité et de la continuité du pouvoir souverain, je n’en suis pas moins voué au triomphe de l’ordre constitutionnel. » Ce qui fait que Berryer reste populaire, c’est qu’il n’a pas été seulement l’homme d’un parti, il a été encore plus un libéral et un patriote : il a aimé la liberté plus que son parti, sans arrière-pensée, et il a aimé la France plus que tout, sans réserve, sans condition, la France pour elle-même, dans ses malheurs et dans ses faiblesses comme dans ses gloires.


CH. DE MAZADE.