Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

différente de celles qu’il avait connues, il n’était plus jeune, il avait soixante-treize ans. Il arrivait presque au bout de sa carrière, au sommet de la vie avec un esprit, non pas moins ferme, mais plus apaisé, avec un ascendant qui se faisait sentir même à des adversaires. Il avait entre ses contemporains cette originalité, ce privilège de n’avoir jamais rien été officiellement et d’être un des premiers personnages français par la considération, un homme qui avait conquis une gloire réelle, une pure et universelle popularité par plus d’un demi-siècle de succès, d’indépendance et d’honneur. Il venait d’avoir une preuve émouvante de cette popularité à l’occasion du cinquantième anniversaire de son entrée dans l’ordre des avocats. Tous les barreaux de France avaient voulu se faire représenter à la « cinquantaine » de Berryer. Là se trouvaient confondus des survivans de tous les temps, des hommes de tous les partis, des ministres de la veille ou du moment, des magistrats, des présidens de cour, M. Baroche, M. Delangle, M. Dupin, M. Crémieux, M. Odilon Barrot, M. Marie, M. Jules Favre. Tous se réunissaient pour honorer dans le « stagiaire de 1811 » celui à qui « nul ne songeait à disputer le premier rang » parmi les avocats. Ce n’est pas tout : en Angleterre même, Berryer était l’objet d’une démonstration exceptionnelle. Il était reçu en hôte privilégié à un banquet du lord-maire, et lord Palmerston, l’associant au brillant Brougham, saluait en lui « l’homme qui a atteint le point culminant de la gloire dans son pays, dont le nom est européen, sans rivaux dans le barreau, aussi respecté qu’estimé pour la dignité de son caractère, pour l’élévation de son esprit et la noblesse de ses sentimens… » Il n’avait plus rien à envier comme avocat, et comme député il retrouvait la déférence même dans un corps législatif qui sentait en lui l’adversaire de l’empire.

Berryer d’ailleurs, en se laissant ramener à des luttes qui tentaient encore sa vieillesse, Berryer n’avait guère d’illusions. A mesure qu’il rentrait dans les discussions, il avait de plus en plus le sentiment de la gravité des choses, du danger où la politique impériale conduisait tous les intérêts de la France. « Ces intérêts, écrivait-il à un de ses confidens, sont fatalement compromis par les extravagances et les calculs égoïstes et corrupteurs du gouvernement personnel… » A un autre de ses correspondans il écrivait : « Soyez convaincu que le gouvernement, par son principe, par les conditions nécessaires de son existence plus ou moins précaire, est le plus dangereux propagateur du mal moral que vous signalez… Attendez peu de temps encore, et vous verrez dans les faits qui déjà s’accomplissent, qui recevront bientôt leurs déplorables conséquences, ce que deviendront dans notre pays l’antique honneur, la religion,