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devoirs et des droits dont il est la consécration et la garantie. Quand un état de pure nature, étranger à tout lien social, aurait été possible aux premiers âges de l’humanité, nulle puissance au monde n’aurait pu en faire sortir une société politique, même avec l’organisation la plus imparfaite et la plus grossière, si elle n’avait dû trouver dans la nature humaine, dans la conscience humaine, certains besoins moraux, certains sentimens, certaines idées plus ou moins claires où pût s’appuyer son autorité. En vain fait-on intervenir la volonté de Dieu, exprimée par ses ministres : le respect religieux est autre chose que la soumission politique ; même sous la forme théocratique, la notion de l’état ne se confond jamais entièrement avec celle de l’église et, pour peu qu’elle commence à s’en dégager, elle suppose un autre principe qu’une révélation divine. L’évolution progressive des institutions politiques tend à séparer de plus en plus l’ordre spirituel et l’ordre temporel : elle exclut donc le droit divin comme principe de l’état. Elle exclut plus évidemment encore le droit du plus fort ; car il n’y a pas proprement d’institutions, il n’y a pas même l’embryon d’une société politique, là où ne règne que la force, là où aucun droit n’est reconnu et protégé. L’idéal de l’état est l’accord le plus complet de la liberté de chacun avec la liberté de tous. Cet idéal pourrait-il se réaliser sous la forme d’un libre contrat entre tous les membres de la société pour l’établissement de toutes les lois et de tous les pouvoirs publics ? Un tel contrat, arbitrairement conclu, alors même qu’il serait partout possible, ne saurait avoir la valeur morale des principes naturels sur lesquels doit reposer partout la puissance de l’état. S’il puise toute sa force en lui-même, c’est le lien le plus fragile, car il est à la merci de tous les entraînemens et de tous les caprices des volontés populaires ; s’il suppose d’autres liens, qu’il est tenu de respecter et qui lui assurent à lui-même un respect universel et durable, ce n’est plus dans le contrat social, c’est dans ces liens mêmes que l’état trouve sa véritable origine.

Quelle est donc la base morale de l’état ? C’est, suivant M. Bluntschli, d’accord avec Aristote, cet instinct, ce sentiment de sociabilité qui fait de l’homme un animal naturellement politique, φύσει πολιτικὸν ζωόν. L’homme n’a besoin, pour former une société avec ses semblables, ni d’un commandement exprès de Dieu, ni d’une contrainte matérielle, ni d’un libre contrat. L’état social est pour l’humanité un besoin primitif et universel ; mais ce besoin n’explique pas, parmi les différentes sortes de sociétés qui lui donnent également satisfaction, comment prend naissance la société politique, celle qu’on appelle proprement l’état. M. Bluntschli complète donc sa théorie en ajoutant à l’instinct de sociabilité la conscience que l’état prend de lui-même. Tant que cette conscience ne s’est pas