Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/842

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

adroit. Le 23 mai, il rentre rue de l’Hôtel-de-Ville, n° 80, chez les époux Faisant, où il avait son domicile. Le sieur Faisant, malade et couché, prie Tauveron de ne pas frapper le parquet avec la crosse de son fusil, parce que le bruit lui fait mal à la tête. Tauveron ne réplique pas, mais il ouvre la fenêtre, son fusil à la main, prêt à tirer. Faisant se lève, va à lui et lui dit : « Reste tranquille, je t’en prie ; si tu fais feu par la croisée, tu vas nous faire avoir des désagrémens. » Faisant se recouche ; Tauveron le regarde en riant : « Tiens, vous avez une drôle de tête, j’ai envie de vous tuer ; » et il le tue. Au mois de juillet, il écrivait à la veuve Faisant : « Je vous demande pardon des sottises que je peux vous avoir faites[1]. » Ces hommes-là sont aliénés, et leur place était marquée à Charenton, dans la division des agités malfaisans.

Vers les dernières heures, au moment où la lutte engagée dans Paris ne pouvait plus laisser de doute sur la chute prochaine de la commune, quelques combattans ont tué au hasard, pour tuer. Ils saisissaient des passans, les accusaient de crimes imaginaires, ameutaient la foule, se faisaient justiciers, et, usurpant les fonctions de bourreau, exécutaient des sentences prononcées par eux-mêmes. Le lundi matin 22 mai, entre cinq et six heures, un homme âgé de vingt-cinq à vingt-six ans, dont le nom n’a jamais été connu, passait sur la place de Fontenoy. Il était vêtu de cette compromettante blouse blanche qui, je l’ai dit ailleurs, est pour les badauds de la populace parisienne la livrée de la police secrète. On entendait sur les hauteurs du Trocadéro la fusillade de l’armée française qui descendait vers l’École militaire. La population était très excitée ; des groupes péroraient et s’agitaient sur la place. L’homme s’arrêta pour écouter ; on l’entoura et on lui dit : Tu es un mouchard ! Il s’en défendit énergiquement ; une voix cria : « C’est lui qui a mis le feu à la cartoucherie Rapp, je le reconnais, il avait une hache à la main. » On se jeta sur ce malheureux et on le conduisit au poste voisin dont le chef refusa de le recevoir. Un simple garde appartenant à la 10e compagnie sédentaire du 81e bataillon, nommé Louis Imbert, qui avait été successivement employé de chemin de fer, marchand de vin, perruquier, journalier, et que la paresse atrophiait, se trouvait là par hasard. Il saisit le malheureux par le bras, lui mit son revolver au visage, et, aidé d’un autre fédéré de bon vouloir, le mena jusqu’à l’Hôtel de Ville. Ce que fut ce long trajet, on peut l’imaginer. A toutes les questions, on répondait : C’est un espion ! Lorsque l’homme arriva sur la place de l’Hôtel de Ville, ses vêtemens en lambeaux découvraient les chairs, le visage était

  1. Procès Noé ; déb. contr., cinquième conseil de guerre, 12 janvier 1872. — Procès Miezecage ; déb. contr., cinquième conseil de guerre, 24 juin 1872. — Procès Tauveron ; déb. contr., seizième conseil de guerre. 19 novembre 1871.