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profiter de la suspension d’armes du 25 avril pour quitter les ruines de leur demeure sont chassés, poussés vers Paris comme un troupeau suivi par des loups, et la fédération reste seule maîtresse de ces maisons encore meublées, mais deshabitées. C’est dans les voitures destinées au transport des blessés qu’on empilait et que l’on dirigeait sur Paris des rideaux de soie, le linge, les dentelles, les vêtemens, la literie ; on agissait méthodiquement, comme pour un déménagement. Les objets précieux étaient emballés avec précaution ; les matelas étaient roulés, on enlevait délicatement le balancier des pendules pour qu’il ne fût pas faussé par le cahot des voitures que des fédérés escortaient jusqu’aux barrières. Des boutiques de revendeurs ont été publiquement ouvertes à Paris pour écouler le produit du pillage de Neuilly. Les caves étaient bien pourvues, on les vidait sur place. Les insurgés gorgés de vin, atteints de délire alcoolique, dansaient et chantaient sous la grêle des obus fit des balles, « tellement inconsciens du danger qu’ils restaient absolument indifférens à la chute incessante des projectiles et presque insensibles aux blessures qu’ils recevaient passivement[1]. »

C’est à Neuilly, dans l’église dévastée, que l’on avait enlevé des bannières de confrérie, bannières de couleur, ornées de dessins allégoriques, que l’on promena consciencieusement dans Paris, afin de prouver aux Parisiens que M. Thiers soldait des troupes étrangères pour combattre la commune, parce que l’armée française se refusait à marcher contre « ses frères du prolétariat. »

Neuilly ne fut pas seul a souffrir de la rapacité des fédérés : toute localité où rayonna l’action militaire de la commune fut dévastée. Une des dernières lettres que M. Delescluze reçut à la délégation de la guerre est un témoignage accablant, et constitue en quelque sorte un acte d’accusation dressé contre les pillards de la révolte qui se vantaient d’être des soldats. « Paris, 21 mai 1871, Monsieur, mon nom vous est peut-être connu. Je suis un vétéran de la presse, l’un des rares survivans des signataires de la protestation des quarante-quatre journalistes contre les ordonnances de juillet 1830. Vous croirez donc ce que je vais vous raconter. A Auteuil, des gardes nationaux de service dans la localité, officier en tête ayant le revolver à la main, et suivis par des femmes, des enfans, des vieillards de leur connaissance, entrent, après effraction, dans les maisons abandonnées, enlèvent des meubles de toute nature, les chargent sur des voitures ou camions amenés par leurs complices et dirigent et

  1. Les hommes et les actes de l’insurrection de Paris devant la psychologie morbide ; Lettres à M. le Dr Moreau de Tours par le Dr J.-P. Delaborde. Paris, Germer Baillière, 1872, page 111. Très important à consulter, de 105 à 123, pour ce qui se passa à Neuilly.