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Vivant à l’étranger et toujours dans le même cercle, les émigrés de leur côté se persuadèrent facilement que tout était rébellion hors de leurs anciennes habitudes. Leurs répulsions prirent par degré une sorte d’inflexibilité sacerdotale. Leurs traditions politiques devinrent à leurs yeux des articles de foi. C’est ainsi que se consomma définitivement le divorce entre la vieille France et la France nouvelle. La noblesse anglaise avait eu plus de dignité dans les troubles civils.

En face des émigrés, nous trouvons ceux qu’on appelait plus justement les fugitifs ou les réfugiés. Il ne faut pas confondre les proscrits que le régime de la terreur avait forcés à chercher un asile hors de la patrie avec ceux qui en étaient sortis ayant la pensée d’y rentrer en vainqueurs les armes à la main, les patriotes de 89, les constitutionnels de 91 et les royalistes immaculés, la colonie de Coblentz.

Les haines dont furent honorés dans toutes les parties de l’Europe, pendant leur exil, ceux qui avaient voulu sincèrement le gouvernement représentatif n’iront qu’en s’aggravant. « Ni l’âge ni le sexe, a écrit Rœderer, ni la parenté, ni l’ancienne amitié, ni le malheur ne trouvèrent grâce devant l’implacabilité des nobles de l’armée de Condé. Ils les dépistaient avec acharnement ; ils requéraient avec arrogance leur expulsion au nom des puissances étrangères. » Dans une brochure qui fit sensation en 1794, le comte d’Entraigues osait écrire que la postérité, d’accord avec la justice, verrait toujours en eux les premiers régicides. Discutant l’étendue de l’amnistie qu’on daignerait accorder, il déclarait que la justice des hommes n’avait jamais eu et n’aurait jamais le droit de leur pardonner.

Montlosier nous a déjà fait connaître, dès les premiers mois de la constituante, les violentes antipathies que soulevaient dans l’entourage de la cour les noms des La Fayette, des Lameth, des Malouet, des Mounier, des Lally-Tollendal. Il faut qu’il soit bien difficile de rester libéral quand même et toujours. Rester un libéral, c’est en effet vouloir rompre avec les violences et les exagérations, c’est presque toujours, dans les momens troublés, risquer de perdre sa popularité.


I.

Les papiers de Montlosier, en nous apportant des faits nouveaux, nous aideront plus particulièrement à apprécier les idées et les personnes. Dès les premiers jours de son arrivée au milieu de ce monde aveugle et ignorant de l’émigration, il avait retrouvé Mallet Du Pan et avait reçu ses conseils. « Séparez-vous de ces gens-là, lui avait-il dit ; d’après tout ce que je vois, les puissances feront mal,