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s’était-elle essayée à quelques courtes nouvelles ou petits articles. Elle tenta, dans l’oisiveté de la province un roman par lettres intitulé : les Lettres espagnoles, ou l’Ambitieux. Tandis qu’elle y travaillait avec goût et succès, en 1818, parurent les Considérations sur la révolution française, ouvrage posthume de Mme de Staël, et elle en ressentit la plus vive impression. Après soixante ans écoulés, on se rend mal raison de l’effet extraordinaire d’un tel ouvrage, conversation éloquente sur les principes de la révolution. Les opinions de l’auteur, très nouvelles alors, ne sont plus pour nous que d’excellens et nobles lieux communs, dont la vérité est partout admise. Il n’en était pas de même au lendemain de l’empire. Tout était nouveau alors, et les fils, troublés par vingt ans d’empire, avaient besoin d’apprendre ce que savaient si bien leurs pères de 1789. Ce qui frappa surtout ma grand’mère, ce sont les pages véhémentes où l’auteur se livre à sa haine un peu déclamatoire contre Napoléon. Elle éprouvait bien quelques sentimens analogues, mais elle ne pouvait oublier qu’elle avait pensé d’une façon tant soit peu différente. Les personnes qui aiment à écrire sont bien aisément tentées d’expliquer sur le papier leur conduite et leurs sentimens. C’est une manière de les mieux comprendre, elle fut prise du désir de porter le jour dans ses souvenirs, d’exposer ce qu’avait été l’empire pour elle, comment elle l’avait aimé et admiré, puis jugé et redouté, puis suspecté et haï, puis enfin abandonné. Les Mémoires qu’elle avait détruits en 1815 auraient été la plus naïve et la plus exacte exposition de cette succession défaits, de situations et de sentimens. On ne pouvait songer à les reproduire, mais il était possible d’en faire d’autres auxquels une mémoire fidèle et une conscience honnête pouvaient donner autant de sincérité. Toute animée à ce projet, elle écrivait à son fils le 27 mai 1818 :

« J’ai été prise hier d’une lubie nouvelle. Vous saurez maintenant que je m’éveille tous les jours très exactement à six heures, et que j’écris depuis lors très exactement jusqu’à neuf heures et demie. J’étais donc sur mon séant, avec tous les cahiers de mon Ambitieux autour de moi. Mais quelques chapitres de Mme de Staël me trottaient par l’esprit. Tout à coup je jette le roman de côté, je prends un papier blanc ; me voilà mordue du besoin de parler de Bonaparte ; me voilà contant la mort du duc d’Enghien, cette terrible semaine que j’ai passée à la Malmaison, et, comme je suis une personne d’émotion, au bout de quelques lignes, il me semble que je suis encore à ce temps ; les faits et les paroles me reviennent comme d’eux-mêmes ; j’ai écrit vingt pages entre hier et aujourd’hui, cela m’a assez fortement remuée. »

La même occasion qui réveillait les impressions de la mère,