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car l’impératrice Joséphine fut subitement enlevée par un mal de gorge gangreneux en mars 1814, et le dernier lien qui rattachait les miens à la famille Bonaparte fut à jamais rompu.

Les Bourbons toutefois semblèrent prendre à tâche d’irriter, de décourager ceux que leur gouvernement aurait dû rallier, et peu à peu s’établissait l’opinion que leur règne serait peu durable, et que la France, alors surtout plus passionnée pour l’égalité que pour la liberté, demanderait à reprendre ce joug que l’on croyait brisé, et que les jours reviendraient d’éclat et de misère. Ce ne fut donc pas avec autant d’étonnement qu’on le pourrait croire que mon grand-père revint un jour chez lui, annonçant qu’il venait d’apprendre d’un de ses amis que l’empereur, échappé de l’île d’Elbe, avait débarqué à Cannes. Les événemens historiques étonnent plus ceux qui en entendent le récit que les témoins. Il semble qu’une sorte de pressentiment s’ajoute à toutes les inductions de la logique. Ceux-là surtout qui avaient vu de près ce grand homme le devaient croire capable de venir mettre de nouveau en péril, par une égoïste et grandiose fantaisie, et les Français et la France. C’était pourtant une grande aventure, et qui obligeait chacun à songer non-seulement à l’avenir politique, mais à l’avenir personnel. Même ceux qui n’avaient, comme M. de Rémusat, témoigné d’aucune façon publique de leurs sentimens, et qui ne demandaient que le repos et l’obscurité, pouvaient avoir tout à craindre, et devaient tout prévoir. L’incertitude ne fut pas longue, et avant même que l’empereur ne fût entré dans Paris, M. Real venait annoncer à M. de Rémusat qu’il était exilé avec douze ou quinze personnes, au nombre desquelles se trouvait M. Pasquier.

Un événement plus grave que l’exil, et qui a laissé dans le souvenir de mon père une trace plus profonde, s’était passé entre la nouvelle du débarquement de Napoléon et son arrivée aux Tuileries. Le lendemain même du jour où ce débarquement était public, Mme de Nansouty était accourue chez sa sœur, tout effrayée et troublée des récits qu’on lui faisait, des persécutions auxquelles seraient exposés les ennemis de l’empereur, vindicatif et tout-puissant. Elle lui dit qu’on allait exercer toutes les inquisitions d’une police rigoureuse, que M. Pasquier craignait d’être inquiété, et qu’il fallait se débarrasser de tout ce que la maison pouvait contenir de suspect. Ma grand’mère, qui d’elle-même peut-être n’y eût pas pensé, se troubla en songeant que chez elle on trouverait un manuscrit tout fait pour compromettre son mari, sa sœur, son beau-frère, ses amis. Elle poursuivait en effet dans le plus grand secret depuis bien des années, peut-être depuis son entrée à la cour, des Mémoires écrits chaque jour sous l’impression des événemens et des conversations. Elle y racontait presque tout ce qu’elle avait vu