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Rien de plus agréable à suivre que l’évolution rapide et facile par laquelle les maîtres vénitiens font sortir de l’enseignement austère de Mantegna l’art enchanteur et magnifique qui convient aux riches seigneurs de la laborieuse cité. Les maîtres graveurs, Nicoletto da Modena, Giulio Campagnola, imitent naturellement de plus près le style fier et décidé du grand Padouan ; mais Giovanni Bellini, tout en conservant le goût des ordonnances hardies et des attitudes superbes, substitue résolument les figures pittoresques aux figures sculpturales et les enveloppe dans une harmonie chaude et souple que dédaignait encore l’énergique génie de son beau-frère. C’est la grande heure de Venise ! Bellini survit à son cher élève Giorgione, mais il laisse derrière lui Carpaccio pour quelques années, Titien pour plus d’un demi-siècle ! Tous ces maîtres ont quelques croquis au quai Malaquais, croquis à l’encre presque toujours, croquis larges et vibrans, où les contours ne sont plus étriqués, comme chez les Florentins, mais où la coloration puissante est déjà marquée par les piqûres frémissantes de la plume qui pétille sur le papier. Toutes les collections d’Europe possèdent de ces beaux paysages à figures par Titien où l’imagination voluptueuse du maître se joint à une haute observation de la nature ; on en retrouve toujours de nouveaux avec joie. C’est chez Titien qu’éclate le plus naturellement cet amour ardent de la vie et du plaisir qui soutint l’école de Venise plus longtemps que toutes les autres, et fit sortir, longtemps après l’incomparable Véronèse, des cendres d’une vieille décrépitude, le dernier des peintres italiens, le léger Tiepolo ! De Mantegna à Tiepolo, la chute est grande sans doute, et de ces fiers dessins aux arêtes audacieuses à ces lavis chiffonnés où s’agitent de vagues apparitions, la décadence est bien marquée ; mais, si appauvri qu’il soit, l’héritier est légitime et porte, avec une désinvolture qui lui tient lieu de force, comme les derniers patriciens de Venise agonisante, le souvenir d’un passé héroïque.

L’école espagnole, qui n’est d’ailleurs qu’une ramification des écoles italiennes, est représentée par un trop petit nombre de dessins pour permettre d’y suivre, dans le développement de leur manière, des maîtres originaux tels que Velasquez et Goya ; mais la grande école du nord a fourni d’abondans matériaux pour l’étude de ses trois branches, l’école allemande, l’école flamande, l’école hollandaise. Les organisateurs de l’exposition ont pensé avec raison qu’il importait surtout de mettre en lumière le génie des puissans inspirateurs autour desquels se range la multitude des maîtres secondaires. Des panneaux entiers ont donc été réservés à Albert Dürer, à Rubens et Van Dyck, à Rembrandt, où l’on peut saisir sur le vif les mouvemens variés de ces puissantes imaginations, toujours soutenues, dans leurs étonnans caprices, par un amour de la vie et un sentiment de la réalité qui ne s’affaiblirent jamais. Personne n’était mieux préparé que M. Ephrussi, par ses