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les Parisiens étaient assez mûrs pour être initiés à ces joies délicates. Ils ont frappé aux portes des cabinets les plus connus de France, chez M. le duc d’Aumale, chez MM. Armand, de Chennevières, Gatteaux, Dutuit, Étienne Arago, Dumesnil, Louis Galichon, de Goncourt, etc. Partout on leur a ouvert avec grâce. Ils ont fait appel à l’étranger, et cet appel a été entendu. Ils ont pu ainsi réunir à l’École des beaux-arts sept cents dessins environ, classés suivant l’ordre chronologique, où l’on suit, d’un vol rapide, l’histoire de la peinture depuis Giotto jusqu’à Prudhon. Les Parisiens leur ont donné raison en se portant à cette exposition intéressante. Beaucoup d’entre eux ignoraient, sans doute, jusqu’à ce jour, que le Louvre contient, dans ce genre, d’incomparables trésors ; les voilà désormais mis en goût. Quant à ceux qui fréquentaient déjà les salles du Musée où sont rangés les plus beaux des trente-six mille dessins qu’il possède, ils retrouvent encore au quai Malaquais des motifs nouveaux d’admiration pour ces vieux maîtres, toujours jeunes, dont la variété ne lasse pas.

L’Italie ouvre la marche, et, par droit de génie, tient la grande place. Dès son réveil, à l’aurore du xive siècle, avec quel admirable instinct elle devine toutes les voies où pourra passer l’art de la peinture, avec quelle vivacité elle les tente, avec quel bonheur elle les ouvre ! Du premier coup, Giotto voit la nature et sait s’en servir ; du premier coup, il a compris que vérité et beauté, c’est tout un, la beauté n’étant que la vérité simplifiée, réchauffée, exaltée par la foi ou l’enthousiasme. Comparez ses esquisses pour le Jugement de Joseph avec les miniatures suivant la formule byzantine du siècle précédent, vous êtes frappés d’étonnement pour ce génie à la fois si positif et si hardi. Au lieu de tradition, l’observation, au lieu d’idoles, des hommes ; le voile est déchiré, l’artiste se met en face de la vie. Les hommes que le peintre esquisse d’un trait naïf, mais ferme et profondément expressif, ne sont plus des abstractions ; ce sont de bonnes gens qu’il a vus, qu’il a coudoyés, dont il a suivi les gestes et surpris les attitudes avec sa finesse, volontiers goguenarde, d’avisé Florentin. Tout l’art de l’Italie est en germe dans le Giotto comme toute sa poésie est en fleur dans le Dante ; ce sont deux génies de même portée ; il ne manqua au peintre qu’un instrument préparé comme l’était déjà la langue pour le poète. Je doute un peu que le dessin de la Navicella soit de sa main, mais la composition, les gestes, les expressions sont bien de lui. Comme cela est réfléchi, équilibré, expressif ! comme cela annonce et prépare, à deux siècles d’avance, la Cène de Léonard !

Après Giotto, il y eut en Italie, durant la première génération comme une sorte d’incubation latente de son génie ; mais la floraison qui suivit au xve siècle fut d’un éclat unique. Le seul qui était de force à reprendre la tâche entière, Masaccio, mourut, par malheur, trop jeune ; mais d’autres, se partageant la besogne, cultivèrent avec ardeur, dans tous les