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qui éveille tant de rêves, le mot qui grise les cerveaux et qui risque à tout moment de s’échapper des lèvres les plus circonspectes, mais qu’on ne prononce pas, parce qu’il est interdit de le prononcer ; car on peut parler en Russie de révolution, de socialisme, de communisme, d’athéisme, de nihilisme, mais l’autre mot, malheur à l’étourdi qui le dirait tout haut, malheur au journaliste distrait qui s’oublierait à l’écrire ! Dans toutes les adresses qu’a reçues M. Tourguénef, il est cependant question, sous des périphrases plus ou moins recherchées, de ce bien suprême, de cette chose infiniment précieuse dont jouissent les Roumains, qu’on a octroyée aux Bulgares, qui ne sera pas refusée aux Rouméliens, dont les Monténégrins ont un à peu près et que les Turcs sont censés posséder. Cette chose de grand prix, on n’a pas osé la nommer, mais on a cherché des circonlocutions, des tours, des métaphores, pour l’exprimer tant bien que mal. Les uns ont parlé « de cette étincelle de la conscience publique qui éclaire un peuple, » d’autres « des réformes nécessaires à une nation qui n’a pas encore goûté de la liberté, » d’autres encore « des formes nouvelles du développement social. » M. Tourguénef lui-même, dans le discours prononcé par lui au banquet de Moscou auquel assistait, parmi cent cinquante convives, le recteur de l’université, a trouvé des paroles pour faire entendre ce qu’il n’est point permis de dire : « À l’heure présente, s’est-il écrié, lorsque tout semble prouver que nous sommes à la veille d’un changement régulier et légal, mais profond et décisif, dans notre vie publique et sociale, cette manifestation acquiert une importance qui ne peut échapper à personne. Vous tâchez de renouer le fil des traditions de liberté modérée et sage dans sa fermeté, et si, comme on l’assure, ce revirement dans les idées de la génération actuelle est de date récente, je suis heureux d’avoir assez vécu pour le voir ; mais il vous reste encore beaucoup à faire pour vous mettre à la hauteur du nouvel ordre de choses qui se prépare. » L’étincelle, les réformes, le changement régulier et légal, le nouvel ordre de choses, tout cela voulait dire : « Ce que nous désirons par-dessus tout, c’est une constitution, et nous finirons bien par l’avoir. »

Le parti slavophile et la police ne s’y sont pas trompés, ils ont compris ce que signifiait « l’étincelle. » La Gazette de Moscou s’est empressée d’attribuer à des intrigues polonaises, internationales et révolutionnaires, cette grande manifestation en l’honneur des idées constitutionnelles, à laquelle M. Tourguénef fournissait une occasion ou un prétexte ; elle a déclaré « qu’on cherchait à introduire le cheval de Troie dans la ville, que M. Tourguénef était une dupe, un pantin ridicule, dont les ficelles étaient tenues par des mains dangereuses, et que par vanité il jouait le rôle de Lafayette en 1830. » La police n’a eu garde de parler du cheval de Troie et de Lafayette, elle a évité tous les gros mots, elle a seulement insinué à l’éminent romancier que le gouverne-