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tof, malgré cet acquittement, jugea à propos de les renvoyer en exil administratif, et le conseil de l’université dut multiplier ses démarches pour obtenir la faveur d’en garder au moins deux sous la caution personnelle du recteur. « De pareils incidens, lisons-nous dans le rapport, ne sont pas propres à inspirer à la jeunesse le respect des lois. » La crainte est trop souvent une mauvaise conseillère ; à force d’appréhender certains dangers, on les crée, et on travaille pour l’ennemi. Il est notoire que les plus importans dignitaires de l’empire, une fois ou l’autre, ont tous été menacés de châtimens terribles ou de mort par ces tribunaux secrets qui siègent dans la nuit de l’Érèbe. On assure que le comte Tolstoï, ministre de l’instruction publique, a seul été l’objet d’une exception plus avantageuse à son repos que flatteuse pour son amour-propre, et qu’il reçut un jour un avis ainsi conçu : « Vous nous rendez trop de services pour avoir rien à craindre de nous, et vos jours nous sont trop précieux pour ne pas nous être sacrés. »

Ce qui germe secrètement dans la tête de la jeunesse a paru à la lumière du soleil pendant le séjour que vient de faire en Russie l’auteur de Fumée et des Terres vierges. M. Ivan Tourguénef a été partout entouré, choyé, applaudi, harangué, acclamé. Son voyage n’a été qu’une longue ovation, qui l’a étonné lui-même et dont il n’a pas démêlé tout de suite le sens caché. Ce n’était pas seulement au romancier, au poète, que s’adressaient tous ces empressemens ; on saluait avec transport le vieux libéral, l’homme qui a consacré son premier livre à représenter les horreurs du servage, l’écrivain qui a peint si vivement les maladies dont souffre son pays, et qui n’a pas laissé de l’aimer et de croire à son avenir. C’est lui qu’ont fêté les étudians, c’est lui que les six cents étudiantes des cours supérieurs de Saint-Pétersbourg ont presque étouffé sous les bouquets et les couronnes. Comme les bouquets, il a vu pleuvoir les adresses ; il lui en est arrivé de Kief et de Karkof, aussi bien que des deux capitales, et de la petite Russie autant que de la grande. Les étudians lui ont dit : « Les hommes nouveaux des terres vierges défilent maintenant sous vos yeux ; vous êtes le seul qui n’ait pas jeté de la boue à leur face, et si vous ne les avez pas toujours compris, vous leur avez témoigné de l’intérêt, vous les avez défendus contre la calomnie. » Les étudiantes ont ajouté : « De tous nos écrivains, vous êtes celui qui a le mieux pénétré le cœur de la femme russe ; vous n’avez pas dissimulé ses défauts, mais vous avez su montrer au monde ce qu’il y a en elle d’excellent. »

Ce n’est pas seulement la jeunesse qui lui a souhaité la bienvenue ; la génération mûre, les adultes, les barbes grises, savans, professeurs, artistes, tout le monde s’est mis de la partie. Il est à remarquer que dans toutes ces rencontres et ces agapes, on a évité soigneusement d’articuler le mot magique, le mot sacré, le mot fatal qui dit tant de choses,