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des voix terribles, des défis, des cris de vengeance, d’effroyables menaces et des mains armées de pistolets ou de poignards, qui, après avoir frappé, disparaissent dans l’ombre. Cette ombre leur est hospitalière et tutélaire ; elle fait bonne garde autour de ses enfans, elle les protège contre les plus fins limiers de la police, contre les officiers bleus de la IIIe section. Malheur à quiconque profane le mystère de cette caverne ! l’ombre se venge. — « Le comité national, a-t-on pu lire dans Terre et Liberté, ce journal officiel et intermittent du nihilisme, a condamné à mort le général Mezentsof, la sentence a été exécutée hier. » — Après Mezentsof, le général Krapotkin a subi le même sort. Le général Drenteln, condamné lui aussi par ces mêmes juges invisibles, en a heureusement appelé, et enfin un dernier attentat, plus criminel, plus odieux que tous les autres, est venu prouver à la Russie qui se laisse voir tout ce que peut oser la Russie qu’on ne voit pas. Le gouvernement s’est ému de cette situation, et, tout en prenant les mesures les plus énergiques, il a exhorté la nation à lui venir en aide. La police a pensé qu’elle ne suffisait plus à sa tâche, et qui s’en étonnerait ? elle est si mal payée ! Elle a invité courtoisement les portiers à monter chaque nuit la garde devant leur porte, en les menaçant d’une amende de 500 roubles s’ils avaient le malheur de s’endormir. Oh ! que Paris est loin de Saint-Pétersbourg, et que diraient nos concierges si on portait une si rude atteinte à leur sommeil ! Mme  Swetchine avait raison, il est bon de méditer sur les impuissances de ceux qui peuvent tout.

La guerre d’Orient a été sans contredit la cause déterminante de la crise intérieure que traverse en ce moment la Russie, tant l’histoire est féconde en avertissemens et en leçons pour les victorieux comme pour les puissans. Les Russes peuvent se rendre ce témoignage que la campagne de 1877 a fait honneur au courage et à l’admirable endurance de leurs soldats, que les négociations qui l’ont suivie ont justifié la réputation d’habileté de leurs diplomates. Mais on n’a pas pris Byzance, on n’a pas arboré la croix sur la coupole de Sainte-Sophie. Il a fallu se contenter d’installer un vassal sur le trône de Bulgarie ; c’est quelque chose assurément, mais les slavophiles estiment que c’est trop peu. Ce qui les afflige surtout, c’est que la Bosnie est devenue une province autrichienne ; ils n’ont jamais aimé l’Autriche et ils se plaignent « qu’elle soit entrée dans leur héritage. » Ils avaient été les Pierre l’Hermite de la nouvelle croisade ; leurs prédications et leurs cantiques d’allégresse avaient ému les cœurs, et en voyant sortir du fourreau l’épée qui est la terreur du Croissant, la nation avait dit : Dieu soit loué, nous allons délivrer nos frères. Aujourd’hui les slavophiles désenchantés désavouent et maudissent cette guerre sainte qui a trompé leurs plus chères espérances. Comme Rachel, ils refusent de se laisser consoler ; comme les Israélites exilés sur les bords de l’Euphrate, ils s’écrient : « Nous suspendons aux saules nos harpes qui ne savent plus chanter. » M. Katkof