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la philologie ont usurpé, dans l’éducation de l’érudit, ce premier rang qui jadis n’appartenait qu’aux seules humanités. C’est depuis qu’on a vu des réputations européennes se fonder sur la lecture ou la traduction d’une chanson de geste. C’est depuis qu’on a cessé de demander à l’honnête homme s’il savait distinguer un mot spirituel d’une plaisanterie douteuse :

……… inurbanum lepido seponere dicto,


pour lui demander s’il connaissait dans leur fond les mystères de la prothèse, de l’épithèse et de l’épenthèse. Le mal est venu d’Allemagne. C’est Jacob Grimm, dit-on, qui formula le premier ce surprenant aphorisme « que l’époque littéraire des langues était celle de leur décadence au point de vue linguistique, » et l’aphorisme a fait fortune. Bien plus, on a craint que sous cette forme, non pas certes acceptable, mais discutable au moins, il ne heurtât pas encore assez brutalement le bon sens. M. Max Muller a donc, un beau jour, enchéri sur Grimm et déclaré, sans plus d’ambages, qu’aux yeux du linguiste, une langue littéraire était purement et simplement « ce que le naturaliste appellerait un monstre. » Il se répète aujourd’hui couramment dans le pays de Rabelais et d’Amyot, de Molière et de Bossuet, de Voltaire et de Rousseau, « que l’instinct construit les mots et que la réflexion les gâte, que la perfection des langues est en raison inverse de la civilisation, que les langues se déforment à mesure que les sociétés se civilisent. » Il y a des théoriciens de la peinture aussi, — je crois qu’on les appelle des préraphaélites, — qui font dater de Raphaël le commencement de la décadence. Comme si la peinture n’était pas d’abord le charme des yeux, comme si la poésie sous toutes ses formes et l’éloquence elle-même n’étaient pas d’abord la volupté de l’oreille et de l’esprit ! Comme si la perfection d’une langue était ou pouvait être autre chose que la perfection même avec laquelle elle traduit la pensée ! Comme si l’histoire d’une langue était ou pouvait être quelque chose, indépendamment de l’histoire d’une littérature !

Vidons les mots de ce qu’ils contiennent d’idées. On abuse étrangement des termes quand on place aux débuts d’une langue une prétendue perfection. Il est vrai qu’en remontant pas à pas le cours historique d’une langue, et qu’en allant ainsi la surprendre en flagrant délit de transformation, on démêle avec plus de sûreté la loi de sa métamorphose. Elle sera donc plus simple à sa naissance qu’en aucun autre temps de son existence. Mais, nulle parti que l’on sache, simplicité n’est mesure de perfection. Tout au contraire ; et puisque l’on a tant fait que de comparer les langues à des organismes, c’est ici le cas de se bien souvenir qu’un « organisme »