ment trop sévère la mémoire du marquis de Mirabeau, c’est l’inspiration élevée qui, à travers tant de soucis et de combats, entraîne sa pensée vers les plus nobles objets. Son esprit se tourne naturellement vers le grand ; quoiqu’il ait le sentiment très vif de ce qui lui est personnel, il ne se confine guère dans les limites étroites de ses intérêts ou de ses droits ; il en sort d’un coup d’aile, au moment où on s’y attend le moins, pour entrer dans la région de la théorie pure et des idées générales ; même lorsqu’il écrit à son frère et qu’il traite des questions domestiques, il les dépasse presque toujours par des réflexions ou par des développemens qui élargissent le point de vue primitif. Comme les puissans nageurs, il ne s’arrête pas aux bas-fonds où chacun peut prendre pied ; il aime les vagues orageuses et les lointaines perspectives de la haute mer. Cette activité d’esprit s’exerce dans tous les sens. La fécondité du marquis paraît inépuisable ; il ne se fatigue jamais d’écrire ; pendant cinquante années d’une vie presque toujours tourmentée, il entretient une correspondance au moins aussi vaste que celle de Voltaire et y ajoute la rédaction d’innombrables mémoires. « Si ma main était de bronze, dit-il, elle serait usée. » Il y a assurément beaucoup de fatras dans ces improvisations ; mais aussi que d’ouvertures sur ce qu’il y a de plus digne d’intéresser les hommes, que de vues fortes et neuves, quelquefois en opposition, le plus souvent d’accord avec le grand courant d’idées qui entraînait les esprits au xviiie siècle ! Comme l’a dit finement et justement Tocqueville, le marquis de Mirabeau représente « l’invasion des idées démocratiques dans un esprit féodal. » Il est à la fois en arrière et en avant de son siècle, suivant une expression non moins juste de M. Victor Hugo.
Il y a des momens où il revient vers le passé, lorsqu’il voudrait, par exemple, reconstituer une aristocratie provinciale qui tiendrait en échec tous les agens du pouvoir central et ferait contre-poids à la toute-puissance de la royauté. C’est la centralisation excessive de Richelieu et de Louis XIV qu’il propose de réduire en reportant la vie aux extrémités du royaume. L’aristocratie paraît-elle manquer de force pour rétablir l’autonomie des provinces, il abandonne cette conception et reprend l’idée de la décentralisation sous la forme moderne des états provinciaux. Quand il énumère les services que ces états rendaient à la monarchie, ce n’est plus le représentant du passé qui parle, c’est le représentant de l’avenir, c’est le précurseur de Turgot, de Necker et des assemblées provinciales de 1787. Le livre de l’Ami des hommes, qui eut, dit-on, vingt éditions et rendit le nom de son auteur populaire, renferme à coup sûr plus d’un préjugé de caste. Le fond en est cependant patriotique, empreint de la plus noble fierté nationale et du plus pur amour de l’humanité.