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lit, prit à peine le temps de passer un jupon, se précipita dans l’escalier, traversa la cour, jambes nues, à six heures du soir, et voulut empêcher le suisse de fermer la porte. Elle interpella les passans, invoqua leur assistance et, malgré ses efforts, les domestiques de la maison ayant réussi à s’enfermer, elle entra dans la loge du suisse et harangua la foule par une fenêtre. C’est ce que le marquis attendait ; réfugié chez son ami, le duc de Nivernois, beau-frère du principal ministre, il obtint sans peine que, pour mettre un terme à ces scènes scandaleuses, sa femme fût enlevée par ordre du roi et enfermée au couvent des dames de Saint-Michel. La troisième fille du marquis, Mme de Cabris, personne dangereuse et corrompue, dont son frère disait : « Son moindre vice est d’être une prostituée, » reçut à son tour une lettre de cachet qui la confinait dans un couvent de Lyon. C’était l’adversaire que le marquis redoutait le plus et qui lui avait fait le plus de mal. Cette fille dénaturée, quoique longtemps préférée et gâtée par son père, dans un accès de jalousie contre sa sœur, Mme du Saillant, avait oublié tous les bienfaits qu’elle avait reçus du marquis, avancé à sa mère pour les frais du procès l’argent qu’elle tenait de lui, servi d’intermédiaire entre sa mère et son frère et aidé celui-ci à enlever Mme de Monnier. « Tant que je ne la tiendrai pas sous clé, écrivait le marquis, je ne tiendrai rien, elle est l’âme de cette ligue de brigands, la mère même sera démantelée quand elle ne l’aura plus… Pour celle-là, jamais elle ne démord, elle est du bois précis dont on fait les damnés. »

On ne serait pas équitable envers le marquis de Mirabeau, on ne comprendrait pas le secret de ses fureurs et de ses abus d’autorité, si on ne savait à quels ennemis sans pudeur et sans frein il avait affaire. Tout en reconnaissant ses torts, il est permis de plaider en sa faveur les circonstances atténuantes, comme le fait avec beaucoup de mesure et en termes excellens M. de Loménie. Cette vie commencée avec tant de courage et de si belles espérances, entourée un moment de tant d’éclat, puis terminée si misérablement au milieu de combats humilians et douloureux, mérite d’être jugée avec plus de compassion encore que de sévérité. Comment se défendre d’un sentiment de pitié lorsqu’on lit dans les lettres du marquis de Mirabeau des passages tels que ceux-ci : « Quelle offrande à la succession de mes vénérables pères ! Quelle fin d’une carrière ambitieuse d’estime et d’une considération méritée, du moins par la modération ! .. On m’a remis une maison saine, florissante, sans dettes, ni procès, parfumée d’honneurs et de dignité, en possession de l’estime générale. En quel état ! .. N’allons pas plus loin, » Le malheureux vieillard s’arrête pour ne pas sonder l’abîme dans lequel s’engloutissent l’honneur et la fortune de sa maison.

Ce qui défend d’ailleurs mieux que tout le reste, contre un