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je suis absent, mettez que ceci se passe en mon absence. » Devenu colonel sans devenir plus prudent, à la suite d’un combat où son régiment avait été écrasé et lui-même blessé, il rencontra le frère de Chamillard, maréchal de camp de fraîche date, qui devait toute sa fortune à ce lien de parenté. « Monsieur, dit le courtisan en s’approchant du colonel et en le félicitant de sa belle conduite, je vous promets que j’en rendrai bon compte à mon frère. » Chamillard était alors ministre de la guerre, ce qui n’empêcha point le marquis Jean-Antoine de répondre insolemment : « Monsieur, votre frère est bien heureux de vous avoir, car sans vous il serait l’homme le plus sot du royaume. » On fit une promotion de maréchaux de camp ; naturellement on n’y comprit pas l’auteur de cette réponse.

Quoiqu’il eut une grande vénération pour Louis XIV, on raconte que, présenté au roi par le duc de Vendôme, il lui dit fort librement : « Sire, si, quittant les drapeaux, j’étais venu à la cour payer quelque coquine, j’aurais mon avancement et moins de blessures. » Au sortir de cette audience, Vendôme, fin courtisan, ne put s’empêcher de dire à son protégé : « Désormais je te présenterai à l’ennemi, mais jamais au roi. » Dans les circonstances les plus embarrassantes, l’esprit audacieux de sa race lui soufflait un de ces mots imprévus et plaisans qui tranchent les nœuds gordiens. Pendant la campagne d’Italie, quelques déserteurs de son régiment s’étaient réfugiés dans un couvent dont on lui refusait l’entrée en invoquant le droit d’asile. Il allait faire enfoncer les portes lorsque l’abbé parut sur le seuil, suivi de tous ses moines et précédé du saint-sacrement. Le marquis hésita un instant, puis, se tournant vers son major, il lui dit : « Dauphin, qu’on appelle l’aumônier du régiment et qu’il vienne retirer le bon Dieu des mains de ce drôle-là ! »

Original jusque dans sa bravoure, qui n’était plus de son siècle, le marquis Jean-Antoine gardait quelque chose des temps héroïques de la chevalerie française. Il entendait la guerre à la façon de Du Guesclin ou de Bayard. Chargé en 1705 de garder un pont, au combat de Cassano, il fait coucher ses soldats à plat ventre, reste seul debout et offre à l’ennemi sa haute taille comme point de mire ; un premier coup de feu lui casse le bras droit ; il prend une hache de la main gauche ; un second coup de feu lui traverse la gorge, lui coupe la jugulaire et les nerfs du cou ; il tombe, et toute l’armée du prince Eugène lui passe sur le corps. Il vivait encore cependant, on réussit à le sauver, quoiqu’il eût le cou à moitié séparé des épaules, et trois ans après, la tête soutenue par un collier d’argent caché sous sa cravate, il épousait Mlle de Castellane, dont il eut sept enfans. Deux de ses fils, le marquis et le bailli de Mirabeau, méritent l’attention de la postérité.