Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/573

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on inscrivait leur nom, leurs prénoms, leur âge, leur demeure, le lieu, le motif de leur arrestation, les objets et papiers trouvés sur eux. Ce travail préliminaire étant fait par un lieutenant-colonel, on divisait ces malheureux en deux groupes : les plus coupables, les moins coupables. Les premiers étaient amenés devant un colonel qui leur faisait subir un nouvel et dernier interrogatoire ; on vérifiait si les mains étaient noircies par la poudre, si l’épaule était meurtrie par le recul du fusil. Sur l’état récapitulatif de tous les noms, en face de chaque nom, on mettait une lettre majuscule indiquant la sentence prononcée : L signifiait en liberté ; V, envoyé à Versailles ; F, condamné à mort. L’histoire se répète toujours, et ses cruautés se reproduisent avec une désagréable monotonie. Lorsque la convention eut promulgué le décret du 19 mars 1793 qui mit hors la loi les porteurs de cocarde blanche, une commission, composée de Félix, de Morin et de Vacheron, fut envoyée à Angers pour recenser les détenus vendéens ; cette commission, qui en l’espace de trois mois fit exécuter sept cent soixante-dix individus, jugeait aussi par lettres : R, à revoir ; F, à fusiller ; G, à guillotiner. Était-ce donc un souvenir de la ligue qui était venu par tradition jusqu’aux commissaires de la convention ? Pierre de L’Estoile raconte, à la date du 25 novembre 1591, que les seize avaient résolu, dans leurs conseils, de chasser ou de tuer une partie des Parisiens, « et pour ce, en leurs rolles, ils les distinguaient par les trois lettres P, D, C, qui estaient à dire : pendu, dagué, chassé. »

En présence de l’encombrement des prévôtés et du nombre énorme (38,000) de prisonniers que l’on amenait de toutes parts on procéda comme au temps de la ligue et comme au temps de la convention. À cette heure où, sous l’impression des incendies de Paris, du massacre des otages, nulle pitié ne survivait dans les cœurs, il suffisait d’avoir pris une part active aux œuvres de la commune pour n’avoir point la vie sauve. Ce fut le cas d’Edouard Moreau. Il ne chercha pas à nier son identité, que du reste révélait le passeport trouvé sur lui. Devant son nom, on mit un F. Une personne de ses amis qui l’avait vu arrêter l’avait suivi. Il marchait avec calme, la tête haute, le visage pâle, il fumait une cigarette et serrait de la main le revers de sa redingote, là même où il avait fixé l’épingle qui avait attaché les langes de son fils. Il reconnut dans la foule la personne qui le regardait passer et qui pleurait ; il lui fit un signe de tête, puis il pénétra dans la caserne Lobau, d’où il ne ressortit pas.


MAXIME DU CAMP.