Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

central. Le résultat de cet antagonisme se faisait sentir jusqu’aux avant-postes. En présence des ordres contradictoires quai leur étaient adressés, les chefs de corps, les simples commandans n’obéissaient plus qu’à leur initiative personnelle, et ajoutaient leurs propres sottises à celles qu’on leur prescrivait. Du 10 au 21 mai, la défense de Paris et des ouvrages sous Paris fut d’une incohérence dont rien ne peut donner idée.

Il est extraordinaire qu’Édouard Moreau n’ait point résolument abandonné cette partie qu’il savait perdue ; les renseignemens qu’il recevait de l’intérieur et de l’extérieur de Paris ne pouvaient plus lui laisser aucun doute à cet égard. Ceux qui l’ont connu, qui l’ont aimé, qui avaient apprécié les qualités excellentes dont il était doué, ont vu en lui une sorte de joueur ruiné qui met sa fortune et sa vie sur un dernier enjeu. Il était humilié de l’état de médiocrité auquel des revers, — mérités ou non, — avaient réduit sa femme et son enfant qu’il adorait. Il savait qu’en temps de révolution, la chance appartient au plus audacieux, au plus énergique, et que l’on peut souvent obtenir en quelques heures ce qu’une longue vie de labeur est impuissante à donner. C’est cela probablement qui l’a décidé à se précipiter dans cette aventure, et qui l’a engagé à y demeurer, lors même qu’il n’ignorait plus qu’elle était condamnée à une fin honteuse. Il était ambitieux de pouvoir, ambitieux de richesse ; il voulut forcer la destinée ; l’heure n’était pas propice, il en mourut, car, quoiqu’il n’eût encore que trente-quatre ans, il ne voulut pas survivre à l’écroulement de ses espérances.

Je ne sais rien de la part qu’Édouard Moreau a prise à la lutte, lorsque l’armée française se heurta dans les rues de Paris contre les bandes fédérées ; je croirais volontiers cependant qu’il évita de combattre et qu’il fut simplement un spectateur ironique de cette grande bataille. Il avait été, je l’ai dit, tout spécialement signalé au gouvernement de Versailles, et chaque chef de corps avait reçu ordre de s’emparer de lui. Le 26 mai, lorsqu’il rentrait chez lui, rue de Rivoli, no 10, vêtu d’une redingote bourgeoise, et ayant dans sa poche un passeport signé d’Edmond Levrault, chef de la première division à la préfecture de police pendant la commune, au moment où il prenait sa clé dans la loge du portier, une escouade de soldats conduite par un sous-officier se présenta devant sa maison. Il se porta au-devant du peloton ; le dialogue fut court : « Qui demandez-vous ? — Le sieur Édouard Moreau, membre du comité central. — C’est moi ! — Je vous arrête. — Je vous suis. » On le conduisit au théâtre du Châtelet, dans le grand foyer duquel une prévôté était établie depuis la veille. Il y avait trois bureaux devant lesquels on interrogeait les individus arrêtés. On les fouillait,