côté-là aussi que regardait Lullier, ulcéré, furieux d’avoir été non-seulement dédaigné, mais persécuté par ceux mêmes qu’il croyait fermement avoir poussés au pouvoir, car il était persuadé que seul il avait remporté la victoire du 18 mars. Or, au lieu d’en faire un général en chef, on l’avait incarcéré au dépôt ; il s’en était sauvé ; il s’était promené avec quelques revolvers passés dans la ceinture, menaçant de brûler la cervelle à qui mettrait la main sur lui ; on l’avait néanmoins arrêté de nouveau et enfermé à Mazas, d’où il avait encore trouvé moyen de s’évader. C’était un aliéné à accès intermittens, très remuant, très hardi, et d’une conception rapide qui n’excluait pas une certaine prudence. Moins vaniteux ou moins abstrait que Rossel, il n’ambitionnait pas le pouvoir, quoiqu’il s’en crût digne ; mais, entraîné sans doute par un sentiment de vengeance, il voulait, comme il le disait lui-même, « coffrer les braillards de l’Hôtel de Ville et en délivrer le pays. » Pour entreprendre ce nettoyage, il s’était allié à deux « victimes du despotisme de la commune, » à Ganier d’Abin et à Du Bisson. Ces deux personnages, absolument extraordinaires, avaient tous deux bien mérité du comité central, le premier en faisant fusiller quelques gendarmes dans la soirée du 18 mars, sur les buttes Montmartre ; l’autre en commandant le feu contre la manifestation pacifique de la rue de la Paix. Ils avaient en outre quelque chose d’exotique qui aurait dû les rendre chers aux promoteurs de la république universelle, car le premier avait été général à la solde d’un roi de Cambodge ou de Tonquin, et le second, après avoir servi sous les ordres de Cabrera, avait été créé comte et général de division par Ferdinand de Naples. C’étaient là des titres qui furent gravement méconnus, puisque Ganier d’Abin fut condamné à mort par le comité central, et que Du Bisson fut révoqué par la commune. Ces trois mécontens voulaient, eux aussi, enlever les bataillons de Belleville et prouver aux membres de la commune que l’on ne se joue pas impunément d’hommes de leur sorte. Lullier vivait au milieu du XXe arrondissement, ne se cachait guère, donnait des poignées de main aux fédérés, cajolait les officiers, se rendait populaire et attendait avec impatience l’heure de se mettre en marche afin de « châtier les satrapes de l’Hôtel de Ville. » Pour réussir dans son projet, il ne lui manquait plus que de l’argent, une misère, 30,000 francs. S’il les avait eus, il était très capable d’exécuter le coup qu’il avait préparé et d’établir ainsi une puissante diversion en faveur de l’armée française. Lullier a fourni lui-même des explications qu’il est bon de recueillir ; il a dit : « Le rôle que j’ai joué sous la commune est parfaitement clair. Je m’étais mis en mesure de balayer la commune le front haut, la poitrine
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