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le dîner de chasse. On emporte ses provisions, des bourriches et de la vaisselle. L’ordre dirige l’expédition, maintient la discipline, envoie ses éclaireurs, qui frayent la route à travers bois, et ses pontonniers, qui jettent des ponts sur les rivières. Chaque croisade lui coûte gros, car il faut faire des présens aux hôtes, leur donner une hospitalité fastueuse, leur prêter de l’argent quand les sacs sont vides, et souvent racheter les prisonniers; mais ce n’est pas trop payer cette illusion, qu’il importe d’entretenir, que les teutoniques gardent la frontière chrétienne. Rien n’y était plus propre que la pompe des fêtes données aux nobles voyageurs au retour de l’expédition en Lithuanie. Sous une tente magnifique, on dressait la table ronde, où s’asseyaient, au bruit des trompettes et timbales, les dix chevaliers qui avaient été proclamés les plus braves et dont les noms étaient célébrés dans toute la chrétienté par les poètes. Ces récits rimes, comme autrefois les prédications de Pierre l’Ermite ou de saint Bernard, enflammaient les courages, et l’ordre gardait sa raison d’être, grâce à cette parodie de la vraie croisade : quand elle aura cessé, la Lithuanie étant devenue chrétienne, on pensera dans toute l’Europe ce que dira plus tard Luther : « A quoi servent des croisés qui ne font pas de croisades? »


III.

La Lithuanie devint chrétienne en 1386. En ce temps-là vivait dans cet étrange pays un prince singulier du nom de Jagal, sorte de païen philosophe, justicier sévère, chasseur passionné, aimant les bois et le chant du rossignol, brave et bon soldat, pacifique pourtant, en paix avec tous ses voisins, sauf avec l’ordre, qui ne cessait de le provoquer à la guerre. Point fanatique et incapable de mettre à mort un missionnaire, ce païen était en relations diplomatiques avec la cour de Rome. Il devint un grand prince et fut le vengeur de la Lithuanie. Comme les Polonais, à la mort du roi Louis, ne voulurent point accepter pour roi Sigismond de Luxembourg, ils députèrent vers leur voisin Jagal, lui offrant la couronne s’il voulait se convertir. Le 15 février 1386 le païen fut baptisé; trois jours après il épousait Edwige, fille du feu roi ; quelques semaines après, il était couronné roi. Il retourna dans son pays natal, éteignit le feu sacré qui brûlait à Wilna, tua les serpens sacrés et entreprit de convertir son peuple. Bon nombre de Lithuaniens se laissèrent baptiser, comme avaient fait autrefois les Saxons, pour recevoir le vêtement qu’on donnait aux néophytes, et il fallait seulement prendre garde que ces empressés ne se fissent baptiser plusieurs fois, pour mieux munir leur garde-robe. Jagal, ou plutôt Ladislas