Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/452

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tombe tout d’un coup, très bas, sans gloire, indifférente, ou même méprisée et haïe, car l’histoire s’intéresse à un peuple ou à un homme qui a eu des passions humaines, non point à un être de raison à qui le progrès du temps a fait perdre la raison d’être.

L’état fondé par l’ordre teutonique était d’ailleurs exposé à de certains périls, parce qu’il était une création artificielle ; mais l’état fondé par les margraves de Brandebourg était artificiel aussi ; en Brandebourg comme en Prusse, un peuple avait été supprimé pour faire place à une colonie allemande : seulement la colonie brandebourgeoise était régie par une dynastie, c’est-à-dire par une succession d’hommes, qui, tous portant le même nom et poursuivant la même œuvre, étaient capables, parce qu’ils se succédaient et que leur volonté demeurait libre, de descendre le cours du temps, en compagnie des autres hommes. Au moyen âge, les rois ont fait les royaumes et les princes les principautés : sitôt que la féodalité dépérit et que quelques familles s’élèvent au-dessus d’elle, les différens états s’incarnent dans leur prince. Ni le prince ni les sujets ne distinguent le public du privé ; les joies privées de la famille régnante sont celles des sujets ; l’agrandissement du domaine du prince est l’agrandissement même de l’état : tout le gouvernement tient dans sa maison, on y rend la justice, on y fait la loi, on y fabrique la monnaie ; ses officiers particuliers sont des officiers publics ; le chef de son écurie devient le chef de sa cavalerie ; le chambellan a soin de la chambre royale et siège dans la cour de justice. Après que ce régime a quelque temps duré, les peuples n’imaginent pas d’autre condition politique où ils puissent vivre : tout leur patriotisme est dans la fidélité au prince, et cette fidélité est une partie de la religion. Nul homme n’a été placé plus près de Dieu par les autres hommes que le roi de France par les Français du XIVe siècle. Aujourd’hui, beaucoup des vieilles dynasties royales ont disparu, et celles qui demeurent ne prolongent leur existence qu’en se transformant : elles sont descendues du ciel sur la terre, qui ne les portera pas toujours. L’historien ne fait point la folie de croire à la résurrection des morts ; mais dans l’épitaphe il doit inscrire les services rendus. Seules les nations ont été grandes dans les temps modernes qui ont eu au moyen âge des dynasties consacrées : la Bohême, la Pologne, la Hongrie, ont perdu leur indépendance pour s’être fiées aux hasards de l’élection d’un roi, et l’état teutonique a péri pour avoir été régi par une aristocratie, superposée pour ainsi dire à la colonie allemande et vivant d’une vie distincte, non par des princes qui auraient fait corps avec elle et vécu de sa vie.

Au commencement du XVe siècle, l’ordre est en désaccord manifeste