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des tranchées, sans s’inquiéter des plaintes du propriétaire ou des réclamations des gens du consul. Commencé dans la matinée, ce travail tumultuaire se continua jusque dans les ténèbres, à la lueur des torches. M. de Cesnola arriva vers minuit ; son sang-froid, son accent d’autorité imposèrent l’obéissance aux plus mutins ; il envoya tous les paysans se coucher ; puis, une fois resté maître du champ de bataille, il y plaça des gardes et alla goûter lui-même quelques heures de repos.

Le lendemain matin, avant que le préfet turc de la ville voisine, averti depuis la veille, se fût encore présenté, le consul conclut avec le propriétaire du terrain un marché qui lui donnait pleine liberté pour y faire toutes les fouilles qu’il voudrait. Ceci réglé, il songea à s’assurer la possession des objets que les Athiéniotes avaient trouvés pendant la journée et la nuit précédente, en remuant et retournant le terrain dont il venait de se faire céder la jouissance ; chacun d’eux avait emporté son butin et l’avait caché dans sa maison. Nous laissons ici la parole à M. de Cesnola[1].

« Ces gens savaient que, si je le voulais, je pourrais leur prendre de force leurs trouvailles ; ils furent donc enchantés quand ils apprirent que, loin d’exercer mon droit dans toute sa rigueur, j’étais prêt à payer largement tout objet qui me serait remis. On doutait d’abord de ma bonne foi ; il fallut manœuvrer adroitement pour arriver à savoir dans quelles maisons il y avait des antiquités. La plupart des détenteurs, une fois rassurés sur mes intentions, m’apportèrent les monumens ; restaient quelques obstinés qui se tenaient à l’écart et prétendaient n’avoir pas eu la chance de rien ramasser. Ma police me les signala ; elle me procura même une description sommaire des objets dont les possesseurs n’avaient pas répondu à l’appel. Alors je fis comparaître, un à un, les récalcitrans, et voici le stratagème auquel j’eus recours pour triompher de leur résistance. J’avais auprès de moi, sur une chaise, un volume de l’ouvrage de Layard, Ninive et ses ruines, qui faisait partie de ma petite bibliothèque de campagne. Je choisissais une page où fût représenté un monument qui ressemblât, autant que possible, au monument que je savais avoir été caché par tel ou tel villageois, puis je commençais mon interrogatoire. On niait, on prétendait n’avoir rien déterré, ne rien avoir. Alors je prenais un ton sévère ; je disais à l’accusé que ce livre, ouvert sous ses yeux, était un livre magique, à l’aide duquel je pouvais savoir s’il avait, oui ou non, détourné quelque antiquité. On répétait les mêmes dénégations, mais d’une voix déjà moins assurée. Alors, d’un geste vainqueur, je

  1. Chap. V.