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nous autres Russes, c’est de voir combien, après tant de grandes et multiples réformes, nous avons peu changé, combien dans le peuple comme dans le gouvernement, dans les sujets comme dans le pouvoir, les vieilles idées, les vieilles habitudes ont persisté. On dirait que tous ces changemens qui eussent métamorphosé un autre pays ont passé sur nos têtes sans toucher les âmes, sans atteindre la conscience du peuple qui en était l’objet, ou du pouvoir qui en était l’auteur. » — Que de fois ai-je entendu cette confession dans la bouche de Russes désabusés ! Les derniers événemens, les récens mécomptes du dehors et du dedans ne sont pas faits pour corriger ces impressions pessimistes. Peut-être, comme nous l’avons dit à propos du jury, ce pessimisme qui a succédé à un excès d’optimisme est-il également outré.

La réforme judiciaire n’a pas été aussi stérile qu’on se plaît parfois à le dire, déjà l’influence commençait malgré tout à s’en faire sentir dans les mœurs, dans la vie privée comme dans la vie publique. Le rôle de la justice n’est pas tout matériel, il ne consiste pas uniquement à maintenir l’ordre extérieur, la mission de la justice est avant tout d’inculquer au peuple et à la société, aussi bien qu’aux agens du pouvoir, le sentiment du juste et du droit. Or à cet égard la justice est bien loin d’avoir encore accompli son œuvre, mais chez aucun peuple elle n’avait plus à faire. Quel est le reproche le plus souvent et le plus justement fait aux Russes, au fonctionnaire, au. marchand, à l’artisan, au paysan, à l’homme civilisé comme à l’homme du peuple, aux hommes publics comme aux hommes privés? C’est de ne point avoir une notion nette et vivante du droit, de ne pas sentir assez la force de l’obligation morale, au. moins de l’obligation juridique, de l’obligation légale. Chez aucun peuple peut-être le respect des contrats, le respect des engagemens pris, n’est moins général. Or ce défaut, qui chez les Russes ternit à la fois la vie privée et la vie publique, une justice libre, honnête, impartiale, peut seule le corriger en corrigeant les mœurs séculaires du servage domestique et de l’arbitraire bureaucratique. Cette œuvre, il faudra bien laisser aux nouveaux tribunaux le temps de l’accomplir, car en Russie comme ailleurs il ne saurait y avoir de développement calme et régulier, de progrès vrai et durable sans que le sentiment de l’obligation juridique et de la responsabilité légale ait, avec le respect de la loi et de la légalité, pénétré dans le peuple comme dans le pouvoir. Hors de là, il n’y aurait pour la Russie, aussi bien que pour l’Occident, que crises stériles et énervantes alternatives dg réaction et de révolution.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.