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compromis ses droits et sa propre existence. En aucun pays de l’Europe, cause semblable n’eût été débattue avec plus de liberté; mais ce fut pour la dernière fois[1].

L’autorité ne voulut pas admettre l’impunité d’un tel attentat. Le ministère public déféra le verdict du jury à la chambre de cassation du sénat. L’accusation fit valoir plusieurs motifs de nullité, le tribunal avait admis des témoins à déposer sur des faits étrangers à la cause, l’assistance avait exercé sur les jurés une pression morale en manifestant, au cours même des débats, par ses applaudissemens ou ses murmures, ses sympathies pour la défense et sa répulsion pour l’accusation. Cette dernière allégation pouvait avoir quelque chose de fondé; tout ce recours en révision contre un verdict d’acquittement n’en était pas moins un procédé irrégulier et anormal. En attaquant le verdict, des jurés de Saint-Pétersbourg, on semblait s’en prendre à la souveraineté même du jury et méconnaître l’essence de l’institution[2]. Le sénat russe admit le pourvoi de l’accusation, annula pour vice de forme le verdict d’acquittement, et le ministère public, ayant déclaré que la capitale manquait du calme et de l’impartialité nécessaires aux jurés en pareille circonstance, le sénat renvoya l’affaire devant le tribunal de Novgorod. Devant un jury de province, Vêra Zasoulitch eût fort risqué de ne pas trouver la même indulgence qu’à la cour d’assises de Saint-Pétersbourg; mais les amis de l’héroïne du procès avaient pris leurs précautions. A la sortie même de l’audience où elle avait été acquittée, au milieu d’un conflit entre ses admirateurs et la police, à la faveur d’un tumulte et d’une bagarre où avaient retenti plusieurs coups de feu, la jeune fille, enlevée par ses partisans, avait soudainement disparu. A l’étranger, on la supposait entre les mains de la in e section, on se l’imagine souvent encore prisonnière dans les cachots de quelque forteresse. Point du tout, la police, irritée de ses nombreuses déconvenues, avait trop d’intérêt à se faire honneur d’une telle capture pour la tenir secrète; Vêra avait dans la capitale échappé à toutes les recherches des agens du pouvoir, et au jour où elle devait comparaître devant la cour d’assises

  1. L’on doit signaler, autant et plus que l’indulgence peut-être excessive du jury, l’impartialité du tribunal et du président de la cour qui, en laissant toute liberté à la défense et aux témoins, laissèrent mettre indirectement en cause le préfet de police, en sorte que cette conduite du président fut dénoncée comme repréhensible par le ministère public dans son recours en cassation.
  2. En tout autre pays, en France par exemple, il n’y a pas, on le sait, de recours en révision contre l’accusé, c’est exclusivement en sa faveur qu’a été établi le pourvoi en cassation. Si le ministère public a la faculté de déférer à la cour de cassation l’arrêt qui acquitte le prévenu, c’est seulement dans l’intérêt de la loi, pour le maintien des principes qui régissent le droit criminel. Le résultat du pourvoi ne saurait faire traduire l’acquitté devant un nouveau tribunal, à son égard le verdict du jury garde tous ses effets (Code d’instruction criminelle, art. 360 et 409).