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régulier: mais la IIIe section a toujours conservé le droit d’arrêter et d’interner les sujets russes sans en rendre compte à aucun tribunal. La loi proclame qu’aucun accusé ne peut être condamné sans débats contradictoires et publics; mais le chef des gendarmes « Le droit d’expulser et d’enfermer qui bon lui semble sans en prévenir personne et sans en laisser souffler mot à personne.

Une justice indépendante et libre, avons-nous dit, est par soi-même une limite au pouvoir absolu; or cette limite est tournée ou franchie en Russie à l’aide de la IIIe section. Au fond, il n’y a pas tant à s’étonner du maintien, si anormal en apparence, de cette institution. Ce qui eût été surprenant, c’est qu’en ouvrant à ses sujets de nouveaux et libres tribunaux, le pouvoir souverain ne se fût pas réservé pour son usage particulier une porte de derrière. Avec la stricte application des lois de 1864, l’autocratie ne serait plus entière; avec la nr section, l’autocratie a conservé indirectement toute sa liberté d’action. L’abolition de cette trop fameuse section de la chancellerie impériale serait le plus grand événement qui pût arriver en Russie, cela équivaudrait presque à des franchises constitutionnelles et vaudrait peut-être plus qu’une constitution.

Il peut sembler singulier que dans un même pays puissent subsister côte à côte deux institutions aussi différentes, aussi inconciliables et contradictoires que les nouveaux tribunaux et la IIIe section. Ce n’est cependant pas la première fois que de tels rapprochemens et. de tels contrastes se rencontrent dans l’histoire. La France nous en offre elle-même un exemple. A cet égard, la situation de la Russie est fort semblable à celle de notre ancienne France, qui, elle aussi, à côté de tribunaux libres et indépendans, à côté des tribunaux les plus indépendans peut-être qui aient jamais existé, avait ses lettres de cachet et sa Bastille. La IIIe section, nous le remarquions naguère, a beaucoup d’analogie avec notre lettre de cachet; l’une a servi aux mêmes usages que l’autre, tantôt sérieux, tantôt frivoles, selon les circonstances et le caractère des hommes. Ce contraste qui nous choque si fort dans la Russie contemporaine a duré chez nous des siècles. On pourrait même dire que nous l’avons revu temporairement sous l’un et l’autre empire français, grâce à la loi de sûreté générale.

Un Russe, comme un Français du XVIIIe siècle, a toujours pu être interné par ordre supérieur, être arrêté par mesure administrative (administrativnym poryadkom). Le gouvernement est toujours maître d’user de ce procédé et de cette formule envers qui bon lui semble. Grâce aux gendarmes de la IIIe section, on peut remettre la main sur les hommes déjà traduits devant un tribunal et acquittés par un jury. Il va sans dire que cette institution toute politique n’agit habituellement que pour les affaires politiques ou