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de fait; c’est une erreur : il tend invinciblement à porter ses regards plus loin, il ne perd jamais de vue les peines que doit entraîner son verdict. Moins on les lui fait connaître, plus il est défiant; par crainte de rigueurs excessives de la loi ou du juge, il se montrera indulgent de peur de devenir malgré lui le complice de ce qui lui paraît une inique sévérité. Dans la pratique, cette ingénieuse distinction entre le point de fait et le point de droit devient ainsi plus ou moins illusoire. On voit en Russie ce que l’on voit souvent chez nous, spécialement dans les affaires d’assassinat ou d’infanticide : des jurés reconnaître des circonstances atténuantes dans les crimes où l’on n’en saurait découvrir aucune, ou bien encore déclarer non coupable un. accusé qui s’accuse lui-même. De pareils verdicts ne sont pas toujours aussi déraisonnables qu’ils en ont l’air au premier abord. Les jurés en effet n’ont pas seulement à constater le fait matériel, la réalité de l’acte incriminé, mais bien aussi la culpabilité morale du prévenu, ce qui, parfois les autorise à rendre un verdict d’acquittement en présence des aveux les plus complets et des faits les mieux établis.

Cette prérogative du jury étend indirectement son pouvoir jusqu’au domaine législatif. Partout il a pour effet de redresser ou de tempérer la législation dans ce qu’elle peut avoir d’excessif, d’en adoucir les sévérités outrées, d’en corriger ou d’en éluder les parties qui ne répondent plus aux mœurs. Le jury ainsi considéré cesse d’être un simple ressort ou un rouage inerte de la machine répressive. L’action du jury, c’est-à-dire l’action même de la société intervenant dans la justice, remonte jusqu’au code et affecte la législation même. En un mot le jury a pour effet, si ce n’est pour mission, de plier la rigidité des lois aux mœurs et au sentiment public. C’est par là surtout qu’il est un puissant agent de liberté et de progrès; dans une législation inanimée, il fait, pour ainsi dire, pénétrer la conscience vivante. En Russie comme partout, le jury a pour cela deux moyens : il peut à l’aide de circonstances atténuantes écarter une pénalité qui répugne au sentiment public, il peut même refuser de reconnaître aucune culpabilité dans des actes frappés comme coupables par le code. A certaines époques, le relâchement de la conscience publique peut amener de graves inconvéniens et encourager au relâchement des mœurs. Dans un pays tel que la Russie où, malgré sa douceur générale, la législation garde encore plus d’une disposition arriérée, archaïque, surannée ou vicieuse, l’indulgente initiative du jury peut souvent avoir moins d’inconvéniens que d’avantages. Il y a tels chapitres du code pénal russe qui ne sauraient être appliqués que par un juge esclave de la lettre de la loi, et auxquels l’intervention du jury enlèvera tôt ou tard toute efficacité pratique.