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Dans les tribunaux criminels, à côté d’un président et d’un conseiller nommés par le gouvernement, siégeaient des délégués de la classe à laquelle appartenait le prévenu. En empruntant le jury aux états de l’Occident, la première question était de savoir s’il fallait s’en tenir au système corporatif ou bien si au contraire les jurés devaient pour tous les prévenus être pris indistinctement dans toutes les classes de la nation.

Il eût sans doute été plus conforme aux habitudes, si ce n’est aux idées russes, de donner à chacun le droit de n’être jugé que par ses pairs[1]. Le gouvernement de l’empereur Alexandre II n’en est pas moins demeuré fidèle aux maximes qui avaient présidé à la plupart de ses réformes ; sur les bancs du jury comme dans l’enceinte des états provinciaux ou dans les rangs de l’armée, il a préféré effacer les vieilles distinctions d’origine et de condition pour rapprocher les différentes classes du peuple naguère encore si profondément séparées par l’usage, l’éducation et la loi. Le noble, le marchand, le paysan, ont dû trouver place dans le même jury, et l’on a pu voir l’ancien seigneur y siéger à côté de l’ancien serf ; dans cette réunion des différentes classes, le législateur a cru trouver le meilleur moyen de renverser l’antique barrière des préjugés, de fondre ensemble les différentes parties de la population et en même temps de rehausser le niveau moral du jury, de lui donner un esprit à la fois plus large et plus élevé en le plaçant au-dessus des intérêts comme des préventions de caste.

Cette décision, en apparence la plus simple, n’était pas en réalité d’une exécution fort aisée. Dans un pays comme la Russie, il était difficile de recruter de cette manière un jury homogène et éclairé, capable de comprendre toutes les classes de la nation et de leur inspirer à toutes une égale confiance. Le jury, de même que le suffrage politique, peut être considéré comme une fonction ou comme un droit. Le gouvernement russe l’a surtout regardé sous le premier aspect. En principe la loi reconnaît à chaque citoyen le droit d’être juré, en fait elle n’admet à l’exercice de ce droit que les hommes qui en sont reconnus capables. À cet égard, la Russie ne fait du reste que se conformer aux usages des pays les plus libéraux, qui presque tous exigent plus de garanties de l’homme appelé à prononcer sur la liberté de son semblable que de l’électeur appelé à décider des intérêts de la nation ou de la province.

En aucun pays, il n’était moins facile de trouver un critérium de capacité également applicable à toutes les classes de la nation. Le

  1. C’est ce que proposait Nicolas Tourguenef dans son plan de réforme de la justice. Pour adapter le jury aux mœurs de son pays, il croyait utile de n’admettre parmi les jurés que des hommes de la même classe que l’accusé ou d’une classe supérieure. (La Russie et des Russes, t. II, p. 234-236.)