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pas sans un sentiment de tristesse et ! sans une sorte de répugnance que nous abordons en un tel moment l’examen de la partie la plus délicate, la plus importante et la plus compromise des nouvelles institutions judiciaires. En étudiant dans les lois et dans les faits la justice criminelle, nous en voulons apprécier à la fois la valeur théorique et la portée pratique. Nous montrerons avec notre habituelle impartialité ce que se proposait le législateur, ce qu’il a pu réaliser, ce qu’il n’a su accomplir ; nous signalerons, en nous efforçant de les expliquer, ses vues et ses variations, ses succès et ses déceptions, ses tâtonnemens et ses inconséquences, et si dans ces pages, il semble parfois se rencontrer d’apparentes contradictions, je rappellerai au lecteur qu’elles sont le fait des choses et des hommes, le fait des époques troublées, pareilles à celle que traverse la Russie.


I.

Dé toutes les branches de la justice russe, la plus défectueuse, celle qui avait le plus besoin de réforme, était encore la justice criminelle : tout était à réformer, le mode d’instruction, le mode de jugement et en partie même le code pénal. Sous les prédécesseurs d’Alexandre II, l’instruction de toutes les affaires criminelles était dévolue à la police. Cela seul paralysait singulièrement l’action de la justice. La police, d’ordinaire mal composée, mal rétribuée, ne voyait trop souvent dans les délits et les crimes qu’une mine souterraine à exploiter. Les agens vivaient moins de leur maigre traitement que des affaires qui leur passaient par les mains. Ils avaient deux moyens d’augmenter leurs profits, l’un en ménageant les malfaiteurs, l’autre en inquiétant les innocens, en les impliquant dans des causes criminelles. La police faisait ainsi un double commerce : aux voleurs elle vendait son silence, aux honnêtes gens sa protection. Les criminels de toute espèce devenaient les cliens des hommes chargés de les poursuivre ; entre les uns et les autres, il s’était établi une sorte d’association tacite et parfois même de contrat en règle, de manière que les auxiliaires officiels de la justice étaient le principal obstacle à une bonne justice[1].

Pour accroître ses profits, la police avait intérêt à traîner en longueur l’instruction des affaires ; mais eût-elle voulu les instruire rapidement que le plus souvent elle n’en eût pas été maîtresse. Toutes les précautions de la loi et de l’autorité se retournaient contre la justice. Dès qu’elle apprenait ou soupçonnait un

  1. Sur le rôle de la police avant les réformes, voyez entre autres les spirituelles lettres de M. G. de Molinari sur la Russie, lettres écrites vers 1860 et réimprimées en 1878.