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les rigueurs; il n’a réussi cependant ni à pénétrer jusqu’au foyer des conspirations; ni à détourner les attentats, ni même le plus souvent à en saisir es auteurs, et là est le phénomène curieux.

C’est que le mal est peut-être plus profond ou d’un ordre particulier. Cette impuissance du gouvernement russe contre ses propres périls paraît sérieusement tenir à ce que l’administration elle-même est en partie complice des agitateurs, en partie terrorisée par leurs menaces. Les nihilistes, s’ils étaient seuls, s’ils n’étaient qu’une bande de révolutionnaires, ne seraient pas fort à redouter ; leurs tristes succès ne sont qu’un symptôme. Ce qu’il y a de plus grave, c’est d’un côté le vice d’une administration atteinte dans son intégrité, et d’un autre côté la situation morale tout entière de la Russie, situation profondément troublée, progressivement altérée. Les journaux de Saint-Pétersbourg ou de Moscou se donnent parfois le passe-temps de chercher le secret des agitations de leur pays dans des connivences extérieures, dans des complots formés à Genève et ailleurs. C’est une explication peu sérieuse, dans tous les cas bien insuffisante. Le mal est en Russie même, dans la facilité que les conspirateurs trouvent au sein d’une société ébranlée, sous les yeux d’une administration aux ressorts affaiblis. N’est-ce point cependant une chose curieuse que des nations puissantes comme l’Allemagne, comme la Russie, qui viennent d’avoir d’éclatans succès militaires, se sentent aujourd’hui, plus que toutes les autres, rongées par cette plaie révolutionnaire et socialiste? Et qui sait si la Russie, au lieu de la diversion heureuse qu’elle cherchait peut-être, n’aura pas au contraire trouvé dans la guerre une aggravation de son état moral? qui sait si elle ramènera même définitivement son armée intacte, après cette campagne où elle a pris plus d’une fois pour complices des passions d’insurrection qu’elle est obligée de combattre chez elle? C’est du moins pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg un avertissement de ne pas trop se fier à l’illusion des conquêtes orientales, des prépotences embarrassantes, lorsque la Russie a bien d’autres conquêtes à faire sur elle-même, sans sortir de sa maison, qui est assez vaste pour suffire à toutes les ambitions.

La Russie, malgré la gloire qu’elle a conquise, n’a donc pas peut-être rapporté de sa campagne du Danube et des Balkans des garanties bien sûres de paix intérieure, et elle a certainement laissé en Orient une situation pleine d’embarras et de périls, où le traité de Berlin, lentement et laborieusement exécuté, a de la peine à mettre de l’ordre. On y arrivera sans doute avec un peu de bonne volonté, on arrivera à rajuster les fragmens de cet empire turc disloqué, à réaliser les combinaisons qu’on cherche à agencer depuis bientôt un an, à créer en un mot une manière de vivre qui ne soit pas la guerre. C’est l’occupation permanente des cabinets d’Europe, et au demeurant des difficultés principales qui restaient à résoudre jusqu’ici, il y en a déjà qui paraissent dénouées ou écartées.